Court Circuit

Récit d’exploration des Hautes Terres du Sud de la Papouasie Nouvelle Guinée - 1997

texte et photographies : Ludovic Arnaud


Port Moresby, mercredi premier octobre 1997


Sortant de l’aéroport international Jackson en provenance de Hong-Kong, Valérie et moi, nous marchons lourdement encombrés par nos sacs dans une ville western.

Séparés par des kilomètres de savane, des quartiers se dressent sans véritable centre-ville, entourés de grillages et de fils de fer barbelés.

Le contraste entre la cité High Tech et la capitale de Papouasie orientale est déroutant.

A Port Moresby, la chaleur est épaisse, saturée d’humidité. Bossuée de collines verdoyantes, la forêt, à proximité, imprègne l’air de ses exhalaisons...

Tous les hôtels bon marché - des chalets montés sur pilotis - sont fermés ou affichent complet. L’armée du salut n’accueille ni étranger, ni femme.

Embusqués en brousse, des groupes d’hommes vêtus de feuilles et d’écorce, armés de haches ou d’herminettes, guettent l’automobiliste égaré...

Vers qui nous tourner ? Un missionnaire représente pour moi le fer de lance du nouvel ordre économique mondial, le maillon sans lequel des populations primitives vivraient aujourd’hui hors la loi du marché . Je préférerais m’en passer...

L’été dernier, en quête de témoignage vivant sur les conditions de vie en Papouasie, une amie nous présenta un solide gaillard de quatre-vingt-quatre ans. Le sympathique père Eugène Souriceau, ancien d’Issoudun, coulait des jours tristes et ennuyeux dans un foyer de vieux près de Cholet. Il avait consacré quarante-cinq années de son existence à tenter de convertir l’infidèle dans un rayon de soixante kilomètres autour de la capitale.
« En vain ! » S’écria-t-il, hilare.

A la fin de notre troisième et dernière entrevue, sachant notre départ imminent, le Père Souriceau nous remit une lettre de recommandation à l’attention du frère gérant la mission catholique de Papouasie-Nouvelle-Guinée...

De l’accueil du seul grand hôtel (ici, au Travelodge Hôtel, c’est six cent quarante francs la nuit par personne), je téléphone au siège de l’évêché et demande à parler au frère économe.
- Allô ! Oui ? Frère Planchet ?
- No ! Me répond la voix nasillarde d’une secrétaire anglo-saxonne. He’s out.
- Quand sera-t-il de retour ?
- I don’t know. Call him back in one hour.

Pour échapper au soleil de midi, et raccourcir notre galère d’un coup de téléphone et trois bons quarts d’heure d’attente, nous hissons nos deux gros sacs militaires sur la galerie d’un Public Motorised Vehicule , et grimpons à bord, toute fenêtre ouverte en direction d’Ela Beach.

Le siège de l’évêché, sur Koki Point, surplombe la mer. Le bâtiment impose… surtout par les dimensions de ses remparts défensifs. Un gardien, pistolet à la ceinture, patrouille dans l’enceinte.
Nous sonnons à la grille.

- Ce n’est pas une bonne idée de venir faire du tourisme en Papouasie ! S’exclame le frère Planchet sans même nous saluer depuis le perron.
- Vous ne comprenez rien, enchaîne-t-il.
Le vigile déverrouille l’entrée. Nous pénétrons dans les bâtiments.
- Aucun Papou ne se déplace dans la jungle sans raison. L’environnement lui est trop hostile !
- Mais le père Souriceau...
- Mais le père Souriceau, reprend notre interlocuteur, ne connaît rien de la situation actuelle ! Son secteur même n’est plus évangélisé. Son village a brûlé. Nous sommes sans connaissance de ses habitants.

Déterminé, je rappelle au frère économe notre déjà longue expérience des peuples sur les quatre autres continents...
- Ici, c’est différent, affirme-t-il. Les mœurs et les mentalités sont sans rapport avec le reste du monde. Il est frais dans les mémoires, le temps des cannibales. Ici même, à Port Moresby, chaque quartier est le camp retranché d’une tribu : dès la nuit tombée, les ethnies, traditionnellement ennemies dans la jungle, perpétuent leur aversion mutuelle en ville.

J’ai appris à me méfier des interprétations hâtives d’expatriés se la coulant douce sous les palmiers, entourés d’une main d’œuvre fidèle et européanisée. Planchet, me dis-je, cherche à nous faire peur. Ses propos sont stéréotypés. L’an passé, des diplomates français nous dressaient un portrait identique du Yémen. Or, les Yéménites sont d’une civilité remarquable.

Passer outre le sentiment d’insécurité fut ma seule arme pour lutter contre l’aporie.
Et ainsi de suite. Sans guide en Himalaya, perdu en Amazonas ou même traversant le bassin du Niger en charrette, je n’ai jamais rien rencontré de pareil.

Je généralise sans doute. Planchet vit depuis trente ans en Papouasie. Lui aussi connaît les missions africaines et l’Occident.
Mes lectures sur la Papouasie se résument à viols homosexuels, chasses aux têtes, guerres tribales...

- Ça ne changera rien, rétorqué-je. Nous sommes décidés.
- Bon, abdique l’ecclésiastique; dans ce cas, veuillez me remettre vos passeports et vos billets d’avion.
- Comment ?
- Si, par malheur, vous disparaissiez, nous aurions quelque chose à renvoyer à vos proches...

Nous nous exécutons.

- Pour ce soir, reprend Lionel; présentez-vous de ma part à cette adresse : CWA, Country Women Association Guest House, quartier de Boroko.
- Merci, au revoir...

- Eh ! Hurle-t-il. Ne vous enfoncez pas trop dans la brousse !

Ces injonctions me troublent. A l’évidence, traverser l’île à pieds, depuis Port Moresby jusqu’à Wewak, a dépassé les capacités de bien d’autres avant nous. Le plus sage serait de commencer par une courte prise de contact.

Suivant les indications de Lionel Planchet, nous nous arrêtons dans le quartier de Boroko, devant le chalet de la CWA, monté sur pilotis et défendu comme ses semblables d’un mur de fils de fer barbelé. Derrière le grillage, un vigile nous somme de décliner nos identités. L’homme revêt un pantalon noir de treillis et un blouson bomber’s. Des randger’s le chaussent.
- Ludovic et Valérie Arnaud, french citizens. We are looking for a double room.
Il nous répond qu’en effet, « two beds are avaible » pour la modique somme de... un instant, il s’éclipse demander le prix à la patronne... de « thirty kinas per head » .

Le prix de la location est exorbitant. La kina, monnaie sonnante et trébuchante, vaut environ un dollar australien. Pour un confort équivalent en Inde, le coût serait divisé par dix. Enfin, nous réglons la nuit en dollars US, et déposons nos effets dans la chambre à deux lits séparés.

A priori, l’équipement devait répondre à tous les imprévus : ponchos imperméables, duvets ultra légers, plusieurs kilos de nourriture, un sac plastique étanche pour conserver nos habits (chemises à manches longues, pantalon de toile) à l’abri de l’humidité, une trousse à pharmacie, une grande bâche pour bivouaquer en forêt, de la corde de rappel pour traverser les fleuves, un appareil photographique, des pellicules, une moustiquaire, des ustensiles de cuisine, des poésies de Rimbaud et de Saint John Perse... En individus forgés par la société de consommation, pour pallier le stress lié à cette expédition incertaine, nous nous sommes rués dans les grandes surfaces, aux rayons «aventure», la veille du départ. Le poids et le volume des deux gros sacs militaires seront à l’évidence un handicap dans la jungle...

Dans le vestibule de la CWA, sur le comptoir, j’aperçois le journal du jour. Je m’empresse de le consulter pour évaluer dans quel cauchemar nous sommes tombés.
Les gros titres mentionnent l’intervention musclée de mercenaires sud-africains pour mater la révolte dans les mines de Bougainville... L’affaire discrédite le gouvernement pourtant élu sur un programme de transparence... Deux aventuriers poignardés dans le bassin du Sépik... Des règlements de compte inter-ethniques dans les Hautes-Terres : cinquante personnes ont trouvé la mort. Entre Tari et Nipa, les conflits s’apparenteraient, selon le journaliste, à de nouvelles guerres tribales...
Enfin, toujours et encore le courant El Nino... Partout des feux embrasent la forêt papoue, les habitants selon Frère Planchet s’obstinent à cultiver sur brûlis malgré la sécheresse...

La CWA se remplit soudain. Du vestibule, un des nouveaux pensionnaires me lance un « happy noon ! » sympathique, s’approche pour me présenter ses confrères. Ils forment une délégation envoyée par le peuple Foi devant l’Assemblée Nationale. Leur revendication consiste à se voir verser une part des bénéfices engrangés par la compagnie Chevron dans le pompage de leur sous-sol...
- Nos droits à la propriété sont bafoués ! S’insurge le représentant des Foi.

Avec le nouvel ordre économique mondial, dès qu’il est question de sols riches en matières premières, une évangélisation éclair précède toujours la clochardisation puis l’expropriation des peuplades dites « primitives ». C’est apodictique.
J’ose la question :
- Que savez-vous de la situation autour du lac Kutubu ?
- OK ! Répond-il avec l’accent de Christian Clavier dans «les Visiteurs».
Son ton me déconcerte. Je voudrais en savoir davantage.
- Est-il dangereux de s’y rendre ?
- OK ! Répète-t-il.
Comprend-il ma question ?

Tout le temps de l’entretien, Valérie est demeurée silencieuse, recroquevillée en tailleur sur le lit. Il y a trois jours, elle travaillait au guichet à La Poste. Ce soir, des coups de feu éclatent dans les rues.

- Es-tu bien sûr de ce que tu fais ? S’inquiète-t-elle.

Oui, je l’admets. Ici, voyager en couple constitue une pure transgression des mœurs. Les enlèvements de femmes sont aussi fréquents que les viols homosexuels et les meurtres crapuleux. La société observe une ségrégation sexuelle encore plus radicale qu’au Yémen... Les femmes naissent esclaves...
- N’est-ce pas, répliqué-je pour me convaincre, ce qui motive nos voyages ? Apprécier, vivre et comprendre la différence ?

Nous sommes employés précaires, titulaires par intermittence, de petits contrats de droit privé dans la fonction publique.

- Renoncer si près du but ? Persisté-je. Tu n’y penses pas. Le billet d’avion nous a coûté huit mille deux cents francs. Même si nous décidions de rentrer maintenant, nous n’aurions pas de quoi survivre en France les trois prochains mois.

L’heure tourne. Les coups de feu se font plus sporadiques. Je déplie une carte devant elle.
- Que penses-tu de commencer directement par les régions les plus lointaines ? Un trek de quatre jours seulement, pour nous dégourdir les jambes ?
Valérie est passionnée de sport. J’arriverai à la convaincre en lui parlant de montagnes et d’air pur...

- Quoi ! ? S’écrie-t-elle en découvrant la zone hachurée. Les Hautes-Terres ? Allons ! La route qui y mène, est réputée la plus dangereuse du monde. Tous les jours, et en de nombreux points, des bandits de grand chemin ou même des tribus, tendent des guets-apens à ceux qui s’y aventurent. Ils massacrent jusqu’au dernier des passagers des camions pour en récupérer... le métal... N’est-ce pas, enchaîne-t-elle, ce que le père Souriceau nous apprenait en riant ? Et puis, tu as lu, comme moi, le journal. Des conflits tribaux viennent d’éclater dans cette région.
- Le journal spécifiait « beetween Tari and Nipa ». Tari se trouve au nord de Nipa. Nous marcherons vers le sud.
- Oh ! Se résout-elle. Fais ce que tu veux !

De toute manière, notre budget nous interdit de changer d’avis. Demeurer à Moresby jusqu’à la date du vol retour, nous confinerait à la mendicité : le seul prix de la chambre dépasse nos moyens hebdomadaires.
Et dormir à la belle étoile semble ici synonyme de mort violente.
Reste la vie de village, donc, la jungle et ses habitants...

Port Moresby, Jackson Airport, jeudi 2 octobre, 9 heures


Nous nous présentons en avance à la cabane d’embarquement pour les vols intérieurs, un long hangar en tôle. Deux citoyens nippons enregistrent leurs bagages au comptoir. Ils sont du voyage, je suppose... Je l’espère. Entre « Occidentaux » (cette pensée est sans doute produite par l’angoisse d’atterrir seuls au milieu d’une jungle hostile), nous devrions nous épauler. J’essaie d’engager la conversation.
- What about Papua ? (Alors, vous en pensez quoi de la Papouasie?)
- PNG is very unsafe ! Répondent-ils d’une voix inquiète.
Valérie blêmit.
- Are you on holidays ?
- No. We collect precious stones around the world, nous apprend l’un.
- It’s our job, enchaîne l’autre.
Après deux saisons fructueuses au Gabon puis en Thaïlande, les rubis et les diamants qu’on dit ramasser à la main dans les cours d’eau en Papouasie, les ont attirés ici. Nos parcours sont parallèles. Pour moi, les hommes sont des joyaux, les plus rares étant les plus précieux...
Les Japonais médusés me rappellent l’habitude des Papous à recourir plutôt à la mort violente.
- C’est idiot de mourir pour des cailloux ! Estime le premier.
- Do you go to Mendi ? Je demande ça pour me rassurer.
- No ! S’écrie le second. My God ! I hope I will never have to !
A les entendre, il faut être fou pour s’aventurer là-haut. Les natifs y sont, d’après eux, encore plus incompréhensibles et violents qu’en bord de mer.
- C’est assez, confirme ce dernier, d’atterrir au milieu du Golfe de Nouvelle-Guinée. Nous bivouaquerons à l’embouchure du fleuve Kikori.

Un avion huit places à hélices s’avance sur la piste. Ses ailerons gigotent. Le pilote s’acquittant des dernières vérifications, range l’engin devant la cabane. Il descend et nous appelle. Nous partons pour les Hautes-Terres.
Les Japonais nous saluent du hall : « Good luck ! »

L’équipage est composé de trois jeunes australiens. L’avion décolle, longe la côte environ une heure vers l’ouest, puis, bifurque vers le nord pour remonter à vue le cours du fleuve Kikori. Le navigateur a déplié une carte d’état-major sur le tableau de bord. Je l’observe tracer son parcours au compas. Nous survolons une des régions les moins visitées du monde. Aucun village, aucun trou ne s’aperçoit dans la jungle jusqu’à l’horizon. Valérie - c’est sa manière de rompre avec le stress - s’endort bercée par le ronron du moteur.
Au loin, des montagnes se dressent, semblables à l’épine dorsale d’un stégosaure, hérissées de plaques et de pointes titanesques. L’avion prend de l’altitude. La forêt se déchire sous nos pieds, crevée par les reliefs les plus tourmentés.

Des villages maintenant se distinguent, construits sur des promontoires rocheux : plusieurs cases oblongues cerclées d’un rempart de planches... Des gens y vivent, courent,... Nous sommes secoués par le passage de l’avion dans un trou d’air. L’appareil s’engage entre deux falaises. La piste est invisible du cockpit. Le pilote penche brusquement son manche vers la gauche, plongeant dans les entrailles de la forêt hirsute, dans un bruit de carlingue épouvantable. Valérie se réveille en sursaut.
L’avion ne crashe pas. Il glisse sur l’herbe rase d’une piste d’atterrissage déserte et sans tour de contrôle. Nous reprenons nous-mêmes nos bagages dans la soute du bimoteur. Les aviateurs nous souhaitent « good luck ! » et redécollent aussitôt pour Mount Hagen.

Chargés comme des mules (à l’instar des protagonistes du Mont Analogue de René Daumal, nous n’avons rien omis dans nos préparatifs : nous nous sommes équipés de tout un tas de babioles intransportables, et qui s’avèreront ne servir que l’histoire), nous nous dirigeons droit sur la « ville ». Je mets une nouvelle fois ce mot entre guillemets parce que, ce que je découvre, n’est pas une « ville ». Ce qui en semble des fondations est en construction autour d’un bloc rectangulaire de préfabriqués, occupé par deux banques, un snack et deux supermarchés. La forêt est proche. Des villages indigènes se devinent sur les hauteurs, tous édifiés sur des promontoires.
« En ville », la majorité des hommes porte une large ceinture d’écorce retournée et battue. Un bouquet de longues feuilles vertes couvre leurs fesses. Ils se pressent aux comptoirs des magasins, le regard effaré par les téléviseurs allumés, les gadgets en plastique et les emballages de conserve.
Sur les indications d’un passant, nous partons vers une colline où miroite un long bâtiment en tôle ondulée. C’est l’église de la Pentecôte. Un père Blanc y loge les étrangers...

Mendi, vendredi 3 octobre 1997, 7 heures


Par précaution, nous déposons une partie de notre encombrant matériel au fond de la remise, et la laissons sous la surveillance du commis de la mission. Le « boy » promet d’y veiller.

L’épaule chargée du second sac, je salue le missionnaire finnois, occupé depuis hier soir à réparer un vieux tracteur. Levant les sourcils à la manière des Papous, pour décontracter l’atmosphère, il cherche des mots rassurants.
- Good luck ! S’exclame-t-il.

Mais qu’ont-ils tous à nous souhaiter bonne chance ? C’est quand même curieux ! D’abord, les jap’, ensuite les pilotes australiens et maintenant ce pasteur de l’église évangélique. C’est inquiétant.

Je reste cependant persuadé qu’au contact des Hooli en descendant vers le lac Kutubu, la représentation selon laquelle un primitif est nécessairement un meurtrier sans loi, tombera. Dans tous les pays que nous avons traversés, les habitants des zones les plus reculées s’abreuvaient aux sources mêmes de l’essentiel (la terre, le vent, les astres...), tandis que ceux associés à l’Occident s’asphyxiaient dans les vapeurs d’échappement. Nous le constatons chaque année : plus nous nous éloignons de l’Occident (de sa représentation sous forme de mégapoles industrielles), plus voyager est simple, difficile et concret... Cette vision, j’en conviens, est réductrice. Elle correspond pourtant aux fantasmes que m’ont inspirés les hommes et les femmes aux confins du Mali, dans les forêts d’altitude autour de Chachapoyas au Pérou, ou bien dans les contre-forts de Shibam au Yémen...


A l’heure matinale où nous débarquons en « ville », de nombreux passagers se tassent et s’entassent dans les combinés Toyota en partance pour Mount Hagen, chaque demi-heure, entre six heures trente et huit heures du matin.
Pour le trajet inverse, c’est-à-dire, celui qui mène au bout du bout de la Highland’s Highway, trois camions vides attendent leurs clients. Je demande à l’un des chauffeurs s’il s’arrête à Halhal. Il déclare ne pas connaître ce lieu.
Sur ma carte, c’est pourtant le premier hameau que traverse l’« autoroute » en sortant de Nipa.
- Mais si, j’insiste, c’est le village à partir duquel un sentier s’enfonce à angle droit dans la jungle...
- Peut-être, répond-il, mais nous ne nous arrêtons jamais dans les villages.
- Pourquoi ?
Il se tait. Un grillage protège le pare-brise de son douze tonnes contre les jets de pierres. Je suis naïf.
- OK ! S’incline-t-il. Le mieux qu’on puisse faire, c’est vous déposer devant un poste avancé des patrouilles de gendarmerie, cinq kilomètres avant Halhal.
Nous grimpons aussitôt dans la benne. Sur le plancher, à genoux dans la paille, trois femmes, le crâne rasée, vêtues de haillons, s’assoient sur leurs talons. Cinq hommes ont pris place sur les bancs latéraux. Coiffés de jolis bonnets de fibre colorée, le visage discrètement peint de touches ocre et blanches, quatre d’entre eux entonnent un chant tribal pathétique.
Le camion démarre. La Highland’s Highway est aussi accidentée que le paysage; ça n’a rien d’une autoroute. Nous devons nous cramponner à la rampe arrière ou aux arceaux au-dessus de nos têtes, pour ne pas basculer par-dessus bord.

Une des femmes tient un nourrisson au sein. Dans les cahots, manquant de lait, elle croque et remâche par morceaux une tige de canne à sucre, puis en régurgite la bouillie dans la bouche du nouveau-né, comme une mère oiseau donnant la becquée. Mon voisin immédiat me tend une cigarette. Il plante son regard dans le mien, arque ses sourcils pour établir la communication.
- Ces hommes, dit-il, chantent le mal du pays. Ils sont heureux de retrouver les leurs.
Ses mots sont pour moi les premiers exprimant des sentiments humains, que j’aie entendus depuis plusieurs jours.

Constater que des camions arrivent en sens inverse environ toutes les heures, me paraît être la preuve rassurante qu’ils n’ont souffert aucune embuscade. Le temps passe. L’effort est violent pour se maintenir dans la benne. J’attrape des crampes aux bras et des ampoules aux mains, agrippé aux montants de fer.
Un regard croise le mien. Le jeune homme, en face, lève ses sourcils, les redescend, puis les relève, me sourit. Il me fixe comme s’il dévisageait une jolie femme. La flatterie m’interroge. Je lui souris.
Lorsque, Valérie et moi, nous ne connaissons rien d’une culture, par mimétisme nous tâchons de nous en imprégner. Aujourd’hui, nous évitons de nous parler et même de nous regarder. Il est déjà si extraordinaire pour une fille de s’asseoir à côté d’un garçon. Les femmes blaguent ensemble dans la poussière et la paille. Les hommes, efféminés par le maquillage et les postures seyantes qu’ils cherchent à prendre entre eux, s’observent sans mot, crispés.

La forêt dense, peuplée d’aiguillons hirsutes, m’apaise parce que j’aime l’anarchie. C’est l’absence de loi qui fonde l’infinie profusion des formes vivantes et minérales.

Les habitants des Hautes-Terres sont plutôt sympathiques. Le moment est peut-être venu de se détendre et de prendre du recul avec toutes ces angoisses accumulées, et de relativiser l’effrayant contenu de mes lectures (Bateson, Mead, Malinowski, Lévi-Strauss, Devereux, Mauss...) sur le sujet. Notre camion s’immobilise. Un autre poids lourd lui fait front. Un rétrécissement de la chaussée à cet endroit ne permet pas le croisement des véhicules. Les deux conducteurs refusent de céder le passage, et s’injurient. De chaque côté, les passagers masculins bondissent sur la cabine du conducteur, en hurlant et en se menaçant du poing. L’un d’eux, en face, tape du pied sur la carrosserie, descend chercher une grosse pierre, la hisse sur le capot et se tient près à nous la jeter. La tension remonte d’un cran. J’ai l’impression que c’est la fin... mais l’homme qui m’a offert une cigarette, me dit que c’est une manière traditionnelle de se saluer dans les Hautes-Terres. Les deux camions repartent.

Une heure s’écoule à peine. Le chauffeur s’arrête sans stopper le moteur, nous fait signe de descendre ici devant le poste de police.
- Mais Halhal n’est plus très loin, protesté-je, pourquoi ne pas continuer ?
Sans discussion, il fait jeter notre sac par-dessus bord et nous intime de nous exécuter. Inutile d’insister. Nous voilà au bord de la route, face à un immense terre-plein vide... La ville n’est pas construite. Le poste de police, isolé du monde par de hauts barbelés, est désert. Un gros cadenas rouillé en condamne l’accès.
Des autochtones approchent, vêtus du pagne de feuilles. Si quelques-uns arborent au panache des plumes multicolores, beaucoup sont armés qui d’une hache de fer, qui d’un coupe-coupe. Leur joue est gonflée par les noix de bétel. Sous l’action de la salive et de la mastication, leurs dents, leurs lèvres, leur langue paraissent sanguinolentes.
D’autres Papous sortent des taillis, juste derrière nous.
- Tourist ! s’exclame l’un d’eux, ébahi.
Je ramasse le sac. Ils sont bientôt une trentaine d’individus à nous presser de questions que nous ne comprenons pas.

En préparant la randonnée, j’avais noté la présence d’un prêtre dans le secteur. Le missionnaire protestant devait se trouver à Ungubi, la mission la plus avancée en territoire indigène, à plus de quinze kilomètres.
- Où est Tom ? je demande. Je dois voir le pasteur Tom.
Une femme, petite et trapue, carrée d’épaules, se fraie un chemin dans la foule. Vêtue d’une vieille robe à fleurs, elle se déplace nu-pieds sous un large parapluie multicolore.
- I know him, dit-elle en nous tendant la main et en arquant ses sourcils. My name is Barbara. Follow me!

Les habitants de Nipa s’écartent, nous laissent aller en sa compagnie.
Chemin faisant, elle affirme que Tom vit à Halhal. Impossible d’en exprimer la surprise, nous sommes censés avoir des informations fraîches.
- Oui, oui, confirmons-nous; le pasteur Tom nous attend.
C’est faux, mais que dire ?
Des Papous, les yeux grands ouverts, suivent notre progression.

- Alors quoi ! les apostrophe-t-elle. Vous n’avez jamais vu de Blancs ?
Barbara qui assurément n’est pas commode, les rembarre. Avec espièglerie, elle cherche plutôt à inventer des blagues pour repousser les tentations. Le phénomène est déconcertant.

Valérie, de manière à la rendre plus libre de ses gestes, lui propose de tenir son parapluie. Flattée, la jeune femme s’attache désormais à répondre aux questions sans faiblir. Ainsi chassent-elles les individus agressifs qui veulent savoir d’emblée ce que nous transportons et vers où nous allons.

Cherchant à concilier les contraires, d’un côté, par galanterie occidentale et, de l’autre, par respect pour le système ségrégatif papou, je porte l’énorme sac militaire, et me place en retrait des femmes. Je suis trop bête, j’inverse sans le voir l’ordre des choses. Un homme ici ne porte aucune charge. A tout instant, son groupe peut être surpris. Il lui faudra le défendre les armes à la main. Il progresse donc en tête. Mon comportement est débile.

Nous passons en désordre devant quelques chalets préfabriqués. Barbara se rapproche de Valérie et lui lance discrètement un coup de coude dans le flanc.
- Look at her ! Chuchote-t-elle, la tête engoncée et les sourcils remontés.
Sur le sentier, une femme vient vers nous, couverte de cendre de la tête aux pieds, le cou alourdi par une masse considérable de colliers de graines blanches, le corps à moitié nu sous de vieux sacs de fibres végétales.
- Elle s’habille comme ça, nous indique Barbara, parce qu’un personnage important de sa famille est mort.
La jeune endeuillée se précipite sur la main que nous lui tendons, et la serre fort longtemps en riant et en levant les yeux au ciel :
- Happy noon ! S’écrie-t-elle.
C’est peut-être la première fois de sa vie qu’elle voit des Blancs se promener à pieds dans la région.
De son côté, Barbara se trouve de plus en plus harcelée par les hommes qui ne comprennent rien à notre présence. Son sens de la répartie s’émousse. Il ne peut arrêter les pierres que des enfants, le plus souvent armés de haches, nous jettent une fois le dos tourné.
Enfin, je reconnais Halhal au sentier qui descend à gauche vers la forêt, et que je resitue sur ma carte d’état major au sommet d’une colline.
Au croisement, Barbara s’inquiète : un habitant est venu lui annoncer que Tom est en visite. Son absence risque de se prolonger.
- Mon mari m’attend au village, nous avoue-t-elle enfin. Il est capable de tout.
Elle nous montre des cicatrices... Nous sommes désolés... Comparant les deux situations, notre embarrassante inexpérience la contraint à demeurer près de nous...

Un individu de petite taille se faufile derrière une palissade. Son crâne seulement dépasse, coiffé d’un chapeau de cow-boy. Il surgit près de moi :
- Tom, se présente-t-il en me tendant la main.
Ovale de visage, trapu, vêtu d’un bermuda et d’une chemise blanche, il m’arrive au menton. Son œil gauche est crevé.
Barbara s’excuse de devoir nous quitter si tôt. Son mari va lui assener un coup de hache si elle ne rentre pas pour le dîner.
Que cette attachante Papoue reparte à sa servitude, nous serre le cœur.

L’étape du jour n’est pas terminée. Dix kilomètres restent encore à parcourir jusqu’à Ungubi. Je demande au pasteur si, dans son entourage, il connaît un homme ou une femme de confiance, susceptible de nous guider au prochain village.
- A Ungubi ?
- Oui.
- Qu’allez-vous y faire ?
- Nous descendons à pieds vers le lac Kutubu.
- OK ! It’s OK !
Le petit homme appelle le premier venu, un vieillard fébrile, « a strong man » précise-t-il en exhibant ses propres biceps.
La description est sans rapport avec la réalité. Manifestement, l’individu, dont les feuilles du pagne sont fanées, tout rabougri, la peau ridée, paraît sénile. Chez nous, j’en connais beaucoup d’aussi vieux qui sont internés en gériatrie. Il y a quelque chose de cynique dans l’utilisation de ses services. Valérie et moi en discutons, tombons d’accord sur ce point : il est trop faible.

Oublieux des choses terrestres, Tom élude la remarque. Sa fonction l’y pousse. Il aimerait tant prier, main dans la main, avec des étrangers. Il nous invite à nous recueillir quelques instants dans sa case.
Quoique la proposition soit sans rapport non plus avec le propos que nous tenions sur le vieillard, la perspective m’amuse. Quelle que soit l’aide - matérielle ou spirituelle - peut-on la refuser dans des moments pareils ?
Valérie traîne derrière moi. Son éducation laïque ne lui a rien appris des mystères de la religion. Pour ma part, l’éducation n’y est pour rien. J’ai une propension quasi-maniaque à l’apprentissage des cultes. Je change de foi comme de chemise.
Nous entrons dans la cabane, abandonnant sacs et matériels sur le seuil. Tom nous désigne les tabourets autour d’une table à manger. Il cherche dans un gros missel un passage approprié, le trouve, s’en imprègne en silence. Il repose la Bible délicatement, et, debout, se met à psalmodier une prière en langue papoue. L’instant est solennel. Nous nous levons, silencieux, chacune de nos mains dans la main de l’autre. Valérie ne sait pas s’il faut fermer les yeux ou éclater de rire.

Par trois fois, pesamment, mystérieusement, mystiquement, l'homme d’église nous demande si nous croyons en lui, et, à travers lui, si nous croyons en Dieu.
- Do you trust in me?
Ma compagne reste sceptique.
Pour ne pas l'offenser, je réponds trois fois oui. Nous croyons en lui.
Tom élève la paume de ses mains vers le ciel. Il prie le Tout-Puissant de nous protéger des maladies, des serpents et... des impies qui habitent ce coin obscur de la forêt...
- Is that dangerous?
- It should be OK!

Nous sortons du chalet, éblouis par la lumière d’un soleil radieux. Le vieillard pour me prouver qu’il en est capable, accroche une des sangles du sac militaire au sommet de son crâne, et supporte la charge dans son dos. Il ne sait pas porter un sac à dos, me dis-je. Son corps gracile flageole sous le poids.
- Méfiez-vous, répète le pasteur, des impies !

Nous partons.
Voir peiner ce vieillard m’empêche d’apprécier le paysage. Cent mètres plus loin, par pitié, je demande qu’on arrête le massacre. L’homme âgé refuse mon aide. J’ouvre contre son avis le sac militaire et en sors un sac à dos, pensant qu’au moins, cela serait un moyen de transport plus confortable. Erreur ! J’aurai dû m’en souvenir : la méthode de portage au front adoptée dans les Hautes-Terres de Papouasie se retrouve aussi bien au Népal que dans la Cordillère des Andes, méthode commune, mondiale, liée à la déclivité des pentes.
Avec mes a-priori d’Occidental des plaines, je ne fais qu’accentuer l’incompréhension entre nous. Le vieux fatigue davantage. Les sangles lui coupent la respiration. Séparé de tous mes repères, c’est maintenant qu’il me faudrait désapprendre qui je suis, oublier les a priori qui fondent ma propre culture... envisager le monde avec intelligence. Mais la langue, des motivations culturelles différentes sont des obstacles difficiles à apprécier en un jour.

Le chemin traverse une succession de petites collines au sommet desquelles se dressent des palissades de pieux taillés en pointe. Trois ou quatre de ces enclos disposés autour d’une place ou d’un bout de rue constituent un hameau. Différents types de cases s’observent à l’intérieur. L’édifice le plus considérable, campé au centre, présente un lourd toit de chaume supporté par un mur épais de planches équarries dans le tronc à la hache de pierre.
Trois à cinq constructions plus petites et plus rudimentaires entourent la maison des hommes.

Devant notre apparition, les hommes mûrs assis, fumant, devisant devant la grande case, se lèvent d’un bond, courent vers nous en criant « ahiha ! Ahiha ! », sautent par-dessus leur palissade en traçant des cercles avec leur hache au-dessus de leur tête. Me référant à ce que m’a appris le passager du camion à propos des rites de salutation dans la région, il faut croire que ce sont des manifestations de joie.
Certains des plus craintifs (ou des plus stupéfaits par le spectacle), s’immobilisent en pleine course derrière l’écran des pieux taillés en pointe. Leur œil à travers l’interstice nous dévisage. Dès que j’en vois un, je lui envoie mon plus beau sourire. L’homme arque ses sourcils pour toute réponse, écarquille parfois les yeux, et repart frapper la terre battue au pied de la case avec sa hache.

De l’un à l’autre de ces hameaux, des habitants nous suivent, ornés de plumes dans les cheveux et de peinture sur le visage, un pectoral de kina blanc passé autour du cou et un bouquet de longues feuilles en croupe. Tous, des plus jeunes aux plus vieux, se promènent avec une arme. A l’étonnement des adultes, succède la curiosité des adolescents. Ils cherchent, en provoquant et en chahutant le vieillard, à savoir pourquoi nous voyageons et ce que nous transportons.
L’un d’eux interpelle Valérie : « Vous savez, il y a des gens qui ont perdu beaucoup d’argent là-bas... »
Menace ou bien conseil ?
Pendent à leurs poignets des bracelets faits de glissières de fermeture éclair. Ils arborent des lunettes de soleil en manière de serre-tête et des morceaux de sachets plastique cousus à la chemise. Si bien que la question se pose. D’où proviennent ces objets ?
Le supermarché le plus proche se trouve à Mendi et il ne vend pas encore de Ray-Ban.
Nous continuons notre route.

Des enfants armés de machettes se rapprochent. « Moning, moning ! »
Ça veut dire bonjour en pidgin. Mais il est angoissant aussi d’entendre « Money ! Money ! » scandé, ri derrière nous... Le soleil planté dans les yeux, je me répète : « Tom nous aurait prévenu si la mort se trouvait au bout du chemin... »

Nous subissons désormais de véritables assauts. Un individu me fait front. Sa langue est incompréhensible. Il nous fait signe que cela même est dangereux de se promener sans parler Hooli. Au sein du groupe formé autour cette altercation, un enfant pickpocket s’empare d’un poncho imperméable et s’enfuit à toute jambe.
Stupide, notre accompagnateur constate. Il se débarrasse du sac en le jetant à terre et court après le voleur. Les enfants aussitôt se jettent sur le contenu renversé. Je crie, je menace en français ces salopiauds de leur rompre l’échine s'ils font un geste ou un pas de plus. Ici, le moindre lance-pierre d'enfant est un véritable instrument de guerre. J’ai peur.
Excellents phonéticiens, les petits se dispersent en se répétant, étonnés, les paroles que je viens de crier.
La corde a disparu. Je le signale à notre compagnon qui revient bredouille. Il ne comprend pas l’anglais. Il répond « OK ! » avec un grand sourire. « Ok ! »
Il ne comprend pas non plus la langue parlée ici !

Chaque groupe de hameaux est une entité culturelle distincte, avec ses propres lois, sa propre langue. En quelques kilomètres, nous traversons le territoire de véritables petits états. La majorité des villageois ne connaît pas la forme de la montagne juste derrière la colline boisée qui masque l’horizon. Au-delà est le sauvage.
En sortant d’Henjip, un autre jeune nous barre le chemin. Trois de ses camarades approchent, une hache à la main.
Le vieux s’empêtre à traduire une pensée qu’il a lui-même du mal à s’expliquer : le tourisme. Il pose le sac pour s’aider de gestes.
- Un Papou ne se déplace pas sans raison, rétorque l’autre. Voir pour voir, ce n’est pas logique. Leur présence cache quelque chose.

La discussion prend un mauvais tour. Je feins d’être en confiance et souris davantage. Je m’engage sur le chemin. Au passage, j’endosse le sac, et d'une pierre deux coups, fais signe à Valérie de passer derrière moi.
Personne ne nous suit. Il me semble être lâche de laisser le vieux s'expliquer seul. Des arbres de plus en plus puissants espacent les cultures. Nous sommes maintenant isolés.
A vue de nez - nous n'avons d'autre montre que le soleil -, il est quatre heures. La rudesse des pentes épuise nos forces. En trois heures, nous n’avons franchi que cinq kilomètres. La distance restant à parcourir est environ la même pour atteindre le début de l'aventure. Il faut accélérer si nous voulons relier Ungubi avant le crépuscule, seuls ou accompagnés.

Nous cheminons sans escorte. Deux autres Papous sortent des taillis derrière nous. L’un nous rattrape, cherche à engager la conversation. L’autre demeure en retrait et nous observe à la dérobée. Il baisse les yeux quand je me tourne vers lui.
Sam - il me dit s'appeler Sam - parle broken English. Habillé d’un short taillé dans un pantalon de survêtement, d’un tee-shirt déchiré et coiffé d’une casquette posée de travers, il cherche à nous impressionner en vantant la toute puissance de sa force physique. En sa qualité de frère puîné de l’homme fort d’Ungubi, du « big man », il s’enorgueillit d'avoir écrabouillé la gueule à presque tout le monde. « My friend », il m’appelle, « je suis l’homme de la situation ». Le soleil oblique. Sous l’équateur cela ne présage pas plus d’une demi-heure de jour avant que forêts et montagnes ne plongent dans l’obscurité.
Je pointe l'index en direction du groupe d'enclos qui m’apparaît en contre-bas :
- Is that Ungubi ?
- Non, mais Ungubi n’est pas loin, répond le Papou.
- Quel âge as-tu ?
- Douze ans, m'affirme-t-il.
A coup sûr, il ne connaît pas son âge. Il est d’une tête plus petit que moi, mais il est aussi deux fois plus large. Tout nerveux qu'il semble, il pourrait m'abattre d'un coup de poing...
- Qu’est-ce que vous portez ? Demande-t-il. Où allez-vous ? Pourquoi ?
Mon regard se reporte sur le papou suivant notre progression à distance. Ils ne sont pas ensemble. Cela saute aux yeux. Une société primitive serait-elle en mesure de produire des modèles de comportement différents ? Le Papou discret est mince, élancé, réservé. Son regard est timide. Sam est trapu, carré, et son regard idiot et borné inspire la terreur.

Je leur souris. Je souris à Valérie. La souffrance qu’elle éprouve à gravir cette succession de petites collines, creuse son visage. Je ne sais plus très bien où j’en suis, à vrai dire. (Oui, bien sûr que « oui », des sociétés traditionnelles peuvent engendrer des personnalités très différentes.) Dans le massif des Annapurna comme dans la savane africaine, c’était plutôt elle qui courait en tête. Je m’efforce de la ranimer.
- Ça va aller. Regarde ici comme la nature est exubérante...
- C’est vrai, convient-elle.
Je lui souris en levant haut mes sourcils sur le front, à la mode papoue. Son visage se ferme. L'omniprésence de la jungle, avec sa grisante odeur de moisissure, l'oppresse physiquement. Quant à moi, ça aurait plutôt tendance à m’enivrer au point de me faire oublier jusqu’aux plus élémentaires règles de prudence. La forêt équatoriale, c’est ma drogue.

Nous atteignons un groupe d’enclos. Sam cherche à nous prouver combien sa personne inspire le respect de ses concitoyens. Il entreprend donc d'insulter tous les gens devant chez eux, et, si nécessaire, à montrer son poing aux plus placides.
Il ne cesse de s’enorgueillir de luttes anciennes. Ici, il a rudoyé untel, là-bas sa bravoure lui a permis de repousser deux ennemis à la fois. Ses commentaires au long du chemin dessinent un tableau de chasse impressionnant. J’imagine qu’il en rajoute.
- Ah ! Ouais ? Et c’était quand la dernière bataille ?
- Il y a six mois, une guerre a éclaté entre Ungubi et le village d’en bas.
Il me montre le groupe d’enclos au bord de la rivière.
Le souvenir de ces combats ravive sa colère :
- Je ne suis pas, gueule-t-il le poing levé en direction du village d’en bas; comme ces arriérés qui chassent les femmes dans le clan voisin. Je connais la Highlands Highway, moi, et Mendi, et Mount Hagen ! Je suis un homme moderne, moi !
Le vieux se replace derrière nous.
- Le chalet du pasteur, indique-t-il, c’est par-là.
J’étais loin de penser qu’il nous rejoindrait. Sa présence est providentielle.

Défendu comme tous les terre-pleins familiaux par une rangée de pieux taillés en pointes, le chalet du pasteur trône sur pilotis au milieu d’un promontoire. Habiter un tel assemblage de planches découpées à la scie et parfaitement emboîtées à l’équerre, doit représenter une sérieuse promotion sociale pour un indigène.
Une fois encore, c’est le préjugé d’un esprit forgé par l’Occident. Il faut se dérégler les sens pour comprendre la réalité. Le réservoir d’eau accolé à la maison est détruit. L’habitacle est en piteux état.
Inutile de gravir les marches du perron, un énorme cadenas en verrouille l’accès.

Tey, le pasteur indigène, est en visite.

Au nord de l’enclos, une chaumière de facture traditionnelle s’accroche au bord du ravin. A son aspect délabré, je la suppose inhabitée. Au sud, côté village, un hangar en tôle ondulée renvoie les derniers feux du soleil. Le temple adventiste ?
Repartir à la nuit tombée constitue un véritable danger pour notre preux compagnon. Nous devrions lui rendre sa liberté. Mais, que faire ? Imaginons que Sam ne nous présente pas le bon prêtre... Car l’adolescent plein de haine s’accroche à nous.
- Il ne va pas tarder, espère le vieil homme.

Une longue plume orange arborée au panache d’un chapeau de cow-boy se déplace au-dessus de la palissade. Papou d’une quarantaine d’années, le pasteur escalade la barrière et se présente devant nous. Son nez et ses oreilles percées témoignent d’une initiation antérieure à sa conversion. Son œil gauche est crevé, tout comme celui de Tom. Est-ce une particularité liée à la profession ou une pure coïncidence ?
- Pidgin ? Fait-il en nous saluant.
- No, English, répondons-nous.
- Mi no klia gut ! (Je ne comprends rien !) Réplique-t-il en pidgin.
Il demande à Sam de traduire. Mais le fieffé maraud escamote les phrases. Le pidgin n’est pas difficile à comprendre. Il affirme que nous avons besoin d’un « body guard » pour descendre vers le lac. Quand sa bouche ne profère pas de menaces, elle ment. Cet individu n’est pas fiable. Il faut s’en séparer le plus tôt possible.

Le Papou discret, entré dans l’enclos à la suite du pasteur Tey, observe la scène en silence, à distance. Seul Sam parle le broken English que nous entendons. Il se porte en interprète.
- Ok! That’s OK! Répète le pasteur Tey un peu à côté de la plaque.
Son visage marqué est traversé par une rangée de dents blanches. Il sourit. Le soleil va s’éteindre.

Au risque de paraître faible dans une société que la force brute fascine, mon choix se reporte sur le papou discret.
Quelque chose cloche dans ma proposition, quelque chose de tout proche, mais qui m’échappe. Sam et le pasteur se parlent à mi-voix. Le type discret reste muet.
- Vous devez en choisir un second, confirme Sam.
- Comment ? S’écrie Valérie. Mais il n’est pas question de payer deux guides !
- Le type là-bas, réplique Sam; il ne connaît même pas le pidgin !
- C’est vrai, argumente le prêtre; Sam, lui, comprend votre langue...
C’est assez de palabres. La nuit vient. Le vieux monsieur qui nous accompagne depuis Halhal doit repartir chez lui. J’accepte le deal et demande l’hospitalité au pasteur.
- Twelve kinas, propose-t-il.
- OK ! It’s OK !

Le chalet s’ouvre sur une pièce de séjour. A droite, un poêle en fonte et un évier en inox constituent une cuisine. Dans le fond, une table et deux bancs occupent l’espace. Une porte à gauche est fermée.
S’attabler n’est pas rentré dans les mœurs : le pasteur-indigène s’agenouille devant le poêle sur le sol. Nous l’imitons. Une fillette d’une douzaine d’années s’installe en tailleur à ma droite. Elle s’occupe de filer une cordelette de fibre végétale en la roulant avec sa paume contre son genou saupoudré de cendre. La production de ce fil entre dans la fabrication de l’indispensable sac de filet ou bilum, unique moyen de transport dans les Hautes-terres.
Inscrite à l’école du pasteur Tom, la fillette parle relativement bien l’anglais.
Depuis le petit déjeuner, notre ventre est resté vide. Je propose au pasteur de nous échanger mutuellement la nourriture. Nous avons des pâtes, des sachets de soupe lyophilisée, des barres de céréales. Nous voudrions poser un faitout en aluminium sur le poêle pour préparer du riz.
Le pasteur Tey se lève pour s’isoler un moment dans une sorte de box au fond à droite. Sa fille nous dit qu’il agit ainsi chaque fin de semaine à l’approche du sermon du dimanche. Il s’y enferme afin de méditer. Mais nous l’entendons fouiller des étagères. Le prêtre sort de sa retraite avec un étui recouvert de plumes d’oiseaux de paradis. Avec soin, il déplie la pochette et en dégage une lune de nacre ou kina.
- Combien ? fait-il.
- Impossible, répliqué-je de passer la douane avec ça !
Je renouvelle ma suggestion de nous échanger les victuailles. La petite fille traduit notre proposition à son père. Cette offre le rend perplexe. Sa femme entre avec un sac de filet arrondi de manioc et de navets braisés. Tey nous donne chacun une patate douce brûlante. Les enfants mâchent un peu de nos barres de céréales mais les recrachent aussitôt, trouvant le goût des plus mauvais.

Tey, inlassable commis du nouvel ordre économique mondial, revient avec une flûte de pan à sept tuyaux en grappe.
Il brade, me dis-je, les objets de sa culture. Je suis normalisé par ma société d’origine quoique dystone (marginal et rebelle, je souffrirais selon Devereux d’une névrose non-idiosyncrasique). Le contraire d’une chose désigne la chose, dirait Wittgenstein. Je suis à peu près incapable de réagir autrement qu’en terme des représentations de ma propre culture. Oh ! Que je suis loin du Bateau Ivre et du dérèglement de tous les sens (« il faut avoir été dérangé dans ses habitudes de pensée rationnelle pour parvenir à l’illumination » ; P. Klee)... Il faut changer de cap.

Je demande au pasteur indigène si je peux souffler dans le syrinx ?
- No ! Em bilong mi brover... répond-il.
- Non, traduit la fillette, cet instrument est le seul objet qu’il tient de son grand frère. Je n’ai jamais connu mon oncle, continue-t-elle. Il est mort avant l’arrivée des pasteurs blancs, il y a seize ans.

Tey reparti dans son box, en revient avec deux pectoraux de nacre.
- Twelve kinas, dit-il.
Le prix, quarante huit francs, est tout à fait irrationnel. Compte tenu de la largeur et de l’épaisseur de ces bijoux, de leur ancienneté, ce serait du vol de les enlever à ce prix-là.
- OK ! Pour un, lance Valérie tout en désapprouvant le prix trop élevé de l’objet. Oui, le plus beau des deux, et avec la lanière neuve du premier, « please ».
Tey pose le pectoral sur le plancher. Mère et fille nous saluent. Il est tard. Elles partent se coucher. Chez les Hooli, le droit coutumier impose de ne jamais dormir avec une femme.

Un homme s’assoupit près du feu sous la case des esprits, en compagnie de ses frères, de ses enfants mâles, de ses oncles et amis éventuels, tandis que les femmes passent la nuit sous des cabanes de fortune avec les nourrissons et les sangliers.

Le prêtre nous montre la chambre des anciens pères blancs. Le lit effondré n’a pas servi depuis un lustre. Père et fils s’allongent au pied du poêle comme auparavant autour du foyé central de la case des esprits.
Tey et son fils ne dorment donc pas dans un lit mais, ensemble, et sur le sol. Valérie et moi, nous nous couchons côte à côte. Ainsi je réalise qu’ici les règles ne sont pas forcément les mêmes qu’en Occident.
Inséparables, Valérie et moi vivons en contradiction avec les mœurs locales. Je crois que mon épouse n’apprécierait pas de passer la nuit, perdue, seule dans une jungle hostile à plus de quinze mille kilomètres de chez ses parents, au milieu d’inconnues et de sangliers. C’est le problème central de ce récit. Certes, Valérie aime le sport, et elle est capable de bien des prouesses en trek (Himalaya, Cordillère, Amazonie, Sahel, déserts de Thar et d’Arabie,...). Mais, à aucun moment, il ne lui serait venu à l’esprit de braver les éléments au point de régresser à l’âge de pierre.

Désemparée, elle s’enroule dans son duvet pour ne plus me voir.


Ungubi, samedi 4 octobre, 8 heures

Je pousse la porte de la chambre. Il fait jour. Le pasteur indigène, Sam et un troisième homme devisent à voix basse en arc de cercle autour du poêle.
- Les matinées sont fraîches en altitude !
Du ton le plus insouciant, je lance cette banalité pour engager la conversation.
La main devant la bouche :
- Pas si fort ! Chuchote le prêtre.
D’un hochement de tête, il me signale, à l’extérieur, la présence du Papou discret assis sur une vieille souche face au perron. Tey prononce d’autres mots, dont je ne saisis pas le sens.
- Si tu prends ce type avec moi, marmonne Sam qui se charge de traduire, tu auras des problèmes...
- Allons bon ! Et quelle sorte de problèmes ?
- C’est un étranger ! Confirme le pasteur qui s’agenouille derrière le rideau et continue à observer le type discret.
- Nos deux villages se sont fait la guerre, il y a peu, ajoute Sam.
C’est plus sage d’embaucher Robin à sa place.
L’homme désigné, débonnaire, sourit à la scène. Il porte de gros brodequins aux pieds, un bermuda taillé dans un vieux jeans. Une couronne tressée de feuilles vertes, coiffe son crâne. Torse et bras nus, il arbore une capsule de bière en pendentif à la naissance des biceps.
- La compagnie Chevron l’a employé à défricher les abords du lac Kutubu. C’est un homme de confiance...

Pour moi, s’il y en avait un à exclure de l’équipe, ce serait plutôt Sam. Ça me laisse sans réponse. J’imaginais inconcevable un tel gouffre entre deux cultures. L’une (la mienne), cherchant dans l’universalité le moyen d’une plus sûre domination (la Pax Mundi), et l’autre (celle des Hooli) trouvant justement dans la vendetta le plus sûr moyen de maintenir son indépendance... Je demande au pasteur l’autorisation de sortir. J’ai besoin de respirer au grand air, de contempler du haut des promontoires les vallées papoues qu’on dit vierges. Ne suis-je pas un touriste ?
- OK! Cède-t-il. It’s OK!

Je descends le perron, traverse le terre-plein sans dévisager notre compagnon silencieux d’hier, escalade la palissade et me retrouve à découvert. Ungubi se réduit à quatre groupes d’enclos, élevés chacun sur un promontoire, disposés à égale distance les uns des autres, et dans le prolongement d’une même crête. Sur le versant nord de cette arête rocheuse, des jardins s’étagent en pente abrupte jusqu’à la rivière.
Réalisés à partir de billons de terre ronde, buttés au rayon égal à la longueur d’un bras, les potagers stoppent l’érosion. Des femmes agenouillées pratiquent cette forme savante de culture au bâton à fouir.

Mais je dois retrouver Valérie abandonnée endormie dans la chambre. Je rentre dans le chalet. Réveillée, mais affaiblie par une courte nuit de cauchemars, elle présente un visage cadavérique aux trois hommes. Me revoir lui redonne de l’agressivité.
- Qui est ce type ? Me demande-t-elle.
- Robin, je réponds; notre nouveau guide. C’est Tey qui me l’a présenté.
- Mais c’est n’importe quoi ! Il était convenu hier que ce serait le type sympa qui est dehors.

Pour calmer le jeu, je demande au pasteur indigène la permission de nous installer chez lui pour le week-end, le temps de nous habituer au mode de penser local.
Je m’attendais à des cris de protestations, mais la requête est bien accueillie, et aussi bien par Valérie, soulagée de n’avoir pas à s’enfoncer dans la jungle avec un inconnu et un être violent et irréfléchi, que par le pasteur qui, levant ses sourcils et ses bras au ciel, danse de joie à l’idée de nous voir assister à sa messe du dimanche.
Ça nous laissera, je pense, du temps pour trouver des guides mieux appropriés.
- L’étranger ! Sursaute Sam.
- Il s’en va ! Commente le prêtre.
Tous les deux, penchés à genoux derrière la fenêtre, regardent l’intrus sortir de l’enclos en direction de la rivière Wagi.

Pour détendre l’atmosphère, Robin propose de se rendre sur le terre-plein central où a lieu un marché ce matin.
Il a vu clair : dès que Valérie entend le mot « market », une force insoupçonnée la régénère tel un phénix. Le troc, c’est son truc. Depuis quatre ans, elle me force à entrer dans toutes les boutiques les plus borgnes pour y assouvir son goût de l’étoffe rare, de l’objet précieux...
- Vous savez, précise Robin; le marché n’a rien de traditionnel.
Il a raison. L’absence de lieux d’échanges dans les sociétés des Hautes-Terres a son origine dans l’hostilité permanente et réciproque qu’entretiennent les villages entre eux. Elle s’explique encore par une abondance des récoltes qui leur permet de vivre en autarcie.
Je n’osais pas le dire...
- Ce sont les missionnaires, confirme Robin, qui, avant leur départ, ont introduit ces formes d’échanges dans le village, pour, disaient-ils, apprendre à compter.
(Et préparer ainsi le terrain à l’économie de marché, je suppose).

En débouchant sur le grand terre-plein bordé d’enclos, nous croisons trois femmes. Un sac de filet en fibres végétales vide autour du cou, elles se rendaient aux champs. Mais elles s’arrêtent, nous dévisagent. Etonnées, elles défroncent les sourcils. Leur visage s’éclaire d’un large sourire.
Pour elles, nous voir mari et femme vaquer de concert, représente un prodige inexplicable : ici, les femmes travaillent dans les champs, elles élèvent des nourrissons et des marcassins dans des conditions épouvantables de soumission, tandis que les hommes s’adonnent à la chasse en forêt et se réunissent sous la case des esprits pour se maquiller, chanter et fumer. Les deux sexes se croisent aux heures de repas.
Aussi inconcevable que cela puisse paraître, nous leur apprenons que nous avons dormi ensemble dans une chambre de la mission. Incrédules, les trois femmes cherchent, en palpant les flancs et les cuisses de Valérie, à savoir si cela est bien une femme avec ses cheveux longs et raides, son pantalon et sa chemise qui la font ressembler à un homme.
Une quatrième jeune femme, l’anse de son bilum passée sur le front, s’approche du groupe. Elle désire nous montrer le contenu du sac de filet. Nous acquiesçons. Le cercle s’élargit. Avec soin, la nouvelle venue pose son fardeau au bord du sentier dans l’herbe, et dégage un nourrisson du rectangle d’écorce qui le protégeait des chocs de la marche. Toutes les femmes s’accroupissent, comme nous le faisons, pour sourire au bébé endormi. Les yeux brillent. Les quatre Papoues nous resserrent chaleureusement la main.

La société Hooli est bien divisée en deux. L’élan spontané de joie et de sympathie entre femmes s’oppose à la méfiance et à la défiance protocolaire entre hommes. Sociologiquement séparés, les deux sexes ont adopté des comportements contraires.

J’imagine qu’une telle communion au milieu du chemin agace la moitié masculine du village. Robin s’est écarté. Un homme de très robuste constitution grimpe à vive allure le promontoire en notre direction. Sa tenue diffère de celle des villageois par le polo blanc Lacoste et le blouson noir, qu’il porte sur des jeans trop longs et retroussés. Du ton le plus autoritaire, il admoneste ceux qui nous épient depuis les jardins, entraînant derrière lui quelques curieux effarés.
A son approche, Sam bombe le torse.
- He’s my « big brother » ! Annonce-t-il avec fierté. A force de combats et de ruses, mon grand frère est devenu « Big Man », l’homme le plus fort, le chef d’Ungubi !
- This is my village, commence ce dernier dans un anglais surprenant.

Le groupe des femmes éclate et se disperse. Des hommes maintenant nous entourent. Depuis notre séjour au pays Dogon où la société des femmes nous était restée impénétrable parce que Valérie, sans référent à sa propre culture, n’avait à aucun moment voulu se séparer de moi, nous étions convenu l’année suivante de nous séparer à chaque fois que le cas se présenterait d’une société distribuant les tâches en fonction du sexe. Valérie s’installe auprès d’une vendeuse de patates douces.

- You are welcome, continue le big man, you can go everywhere, at the river, to the gardens, everywhere, and it is free!
Il n’avait pas besoin de nous le dire. Mais son aisance à prononcer une langue que nous comprenons, subjugue, dans leur pagne de feuilles, ses compatriotes armés de haches.
Big Brother (n’ayant pas retenu son nom, c’est ainsi que je dénommerai cet homme par la suite) les chasse en vociférant des injures. Ayant dit, il s’en retourne.
Le terre-plein se vide.

En place publique, me voir toujours en compagnie galante, intrigue en même temps que répugne. La curiosité l’emporte. Quelques hommes m’interpellent. Mon comportement les interroge. Ils veulent me parler, loin du regard des femmes, et m’invitent à les suivre dans leur case des esprits.

Lorsque j’étais enfant, mes parents m’autorisaient à regarder FR3 le mardi soir. A la fin des années soixante-dix, chaque semaine, la chaîne de télévision diffusait un épisode de « Tarzan » de John Torpe avec Johnny Weissmüler et Maureen O’Sullivan. Les tribus qui peuplaient ces films, me fascinaient. Maintenant, réalisant ce rêve, je me déplace au milieu d’hommes vêtus d’écorce et de feuilles, contemporains des derniers chasseurs de têtes. En décor naturel, une forêt épargnée depuis quatre millions d’années, m’entoure.

J’enjambe la palissade à l’endroit où ont été tranchées deux pointes, et retombe à l’intérieur près d’un parterre fleuri. Un homme mûr à la barbe teinte - le jardinier sans doute - m’explique avec des gestes et quelques mots pidgin, quelles plantes les chasseurs utilisent pour les maquillages et les costumes. J’apprends que la noix de bétel pilée mélangée à de la chaux produit la couleur rouge, le noir est préparé avec une matière résineuse aromatique... Toutes ces feuilles et ses fleurs composent un ensemble harmonieux. Les Hooli croient améliorer la qualité des produits par une esthétique raffinée.

Des filles trop curieuses sont chassées au lance-pierre. L’endroit est réservé aux hommes.
La case des esprits, derrière moi, présente un mur de planches taillées dans le tronc. Nous entrons sous la chaumière de forme ovale par une petite porte surélevée, seule ouverture sur le monde. Sam ne doit pas être le bienvenu. Il demeure à l’extérieur de l’enclos. Sept individus m’accompagnent, dont Robin.

Peu à peu, mes yeux s'habituent à la pénombre. Le feu crépite au centre d’une pièce rectangulaire de six mètres sur quatre, haute d’un mètre cinquante. Une natte tressée court le long des murs, rehaussée d’une jolie frise de fougères et de peaux tannées d’opossum. La case des esprits est un lieu de détente où la parole circule. Le vent, comme l’ennemi, n’y pénètre jamais.
Le foyer manque de cheminée. J'ai du mal à me retenir de tousser. Une percée est pratiquée dans le double toit juste à la verticale. La fumée stockée sous le chaume régule la température.
Mes hôtes parlent sans suffoquer, assis sur le plancher d’écorce. Certains s’allongent et reposent leur tête sur l’appui nuque collectif placé au pied du mur. La fumée descend très bas. Deux jeunes hommes se saisissent chacun d’une flûte de pan en grappe et jouent. Leur souffle est si présent qu'il l'emporte sur les sons flûtés. Ils rythment le jeu de hochement de tête comme pour dire « oui », ou, de droite et de gauche, comme pour dire « non ». Parfois, la tête s’immobilise. La main décrit un vif mouvement circulaire. Les sept fûts résonnent presque simultanément. L'échange est de courte durée. Les hommes ici jouent une musique de divertissement.
Deux questions fusent en Hooli, que Robin me traduit : « Y a-t-il des jardins dans votre pays ? » « Elevez-vous des cochons ? »
Je réponds sans hésiter oui.
Mes hôtes s’émerveillent. Un homme m’interroge :
- Vous êtes paysan, alors ?

Comment expliquer que dans notre pays, il y a des autoroutes et des usines, des quartiers résidentiels et des digicodes pour entrer chez soi ? Comment expliquer que les cochons, chez nous, sont élevés en batterie, engraissés au granule, lorsque, objet de culte chez les Hooli, le marcassin est nourri au lait de femme ?

Un homme mûr, confortablement installé sur le bouquet de feuilles de son pagne, le crâne coiffé d’un bonnet de fibres multicolores, allume au feu, l’embout d’une pipe droite en bambou, et la présente à son voisin. L’ustensile décrivant le cercle passe de main en main. Je sens les regards converger dans ma direction.
« Le blanc va-t-il fumer les herbes de l’ancien ? »
Si oui ? Mais fumer le calumet avec des Hooli dans une case des esprits vaut bien les huit mois que j’ai passés à trimer pour en arriver là. Je m’empresse d’inspirer une grosse bouffée de fumeur de shilum. Retenant mon souffle, je bloque ma respiration.
Ces plantes ont-elles des effets secondaires ? Aucun autochtone n’en aurait inhalé sinon. Je tends la pipe à mon voisin de droite. Ça doit être du tabac... Ou un mélange de datura ? Je sens mon cerveau devenir la Tour de Babel. La conversation s’éclaircit. J’entends ce dont il est débattu : des élections d’un conseil municipal, lundi prochain. Le mieux, pour Valérie et moi, serait d’éviter de traîner dans les parages un tel jour. Nous partirons dès l’aube.
Les deux adolescents, les trois hommes d’âge mûr et les deux vieillards me dévisagent. Quelqu’un m’a demandé (la question provient d’un vieillard à la face marquée de peinture blanche à la gauche de mon voisin de gauche) si, dans mon pays, il y avait des élections. La Tour de Babel s’écroule. Je ne parle pas Hooli. Tous se sont retournés vers Robin, interrogatifs.
Il me traduit la question. Je réponds « oui ».
L’information les soulage si bien qu’ils reprennent la discussion sans plus m’adresser la parole.
- Très bien ! Pensent-ils. Chez eux, ça se passe exactement comme chez nous.

Depuis la dernière guerre tribale, le clan vit retranché derrière ses remparts.
L’un de ses membres ici présent a planté une rangée de bambou derrière sa clôture pour empêcher l’ennemi de la franchir...
Un autre se souvient qu’il y a six mois, des ennemis lui ont volé deux femmes au bord de la rivière.

Je trouve cette dernière information alarmante. Combien de temps s’est écoulé depuis que j’ai quitté Valérie sur le terre-plein central ? J’occupe la place du fond, et ne peux, par respect, déranger ces chasseurs en plein conseil. Quant à demander que font leurs femmes à cette heure-ci, je m’en garde. Le « sexe faible » a moins d’importance qu’un sanglier, honneur, lui, de tout un clan !

La porte s’entrebâille. Valérie se présente en contre-jour. Des filles derrière elle en profitent pour jeter un œil à l’intérieur de la case. Horripilés par ces indiscrétions, les propriétaires acquiescent. Oui, pour la femme blanche le tabou est levé. Elle entre. La porte est vite refermée.

- Alors, je lui demande, ça se passe comment dehors ?
- Sur la place, les filles n’avaient pas de clients, s’essouffle-t-elle à répondre; elles m’ont fait visiter leur potager... Le soleil cogne dur dans les champs. Je me suis sentie mal. Regarde (elle me montre le dos de ses mains). Ma peau est brûlée.
La mine renfrognée, les invités profitent de cette incongruité pour s’éclipser un à un.
Après avoir rencontré, dans leur milieu naturel, des peuples aussi différents que les Djouljoubé, les Somono, les Bozo, les Dogon, les Magar, les Takali, les Gurung, les Cogui, les Pémon, les Quechua, les Aymara, les Dai, les Naxi, les Zaydites, les Berbères, les Hindous, les Tziganes, tout cela dans des conditions qu’aucun aventurier sponsorisé n’aurait acceptées, je m’attendais à plus d’empathie de sa part pour nos hôtes Hooli. Je suis coincé entre deux logiques. D’un côté, j’ai promis à ses parents de ramener leur fille saine et sauve : elle se disloque. De l’autre, il y a ces hommes qui répugnent à me voir si obséquieux envers une femme, hommes dont, pourtant, je souhaiterais me faire l’ami et l’égal. C’est la quadrature du cercle.
-... et puis, continue-t-elle, j’ai eu peur tout-à-coup car personne ne savait où on t’avait emmené.
Les derniers se lèvent et nous prient de déguerpir.
Nous enjambons la palissade.
- Qu’as-tu appris des femmes ?
- Pas grand-chose... ah ! Si : l’une d’elles m’a dit, à propos d’une plante que je trouvais insolite dans son potager, que son mari la lui avait rapportée d’une longue marche en forêt.
- La plante décorative est à l’agriculture, ce que le sperme du chasseur est à la génitrice : une semence idéale. L’esthétique est l’engrais de l’âme. En l’absence de lieu conjugal (case des esprits prohibée à la femme, cabane à cochon jugée impure pour l’homme), les rencontres amoureuses se produisent dans les jardins enclos.

Robin nous propose de visiter son terre-plein.
- My house is very old, précise-t-il. Very old!
Robin, au contact des ingénieurs de la compagnie Chevron, s’est fait une idée assez juste de ce qui motivait la visite d’un Occidental (le marché, les maisons). Nous le suivons volontiers.
Mais Sam, en petit frère vigilant, nous a aperçu entre les pieux neufs, équarris à la hache de fer, de sa palissade. Incontournable, le chemin traverse son promontoire. Il sort de l’enclos.
Quelques femmes remontent des jardins, le bilum arrondi dans leur dos, et lourd de navets, de manioc, de petits bois de chauffe et de noix de bétel. Arc-boutées, elles passent leur chemin.
Sam nous barre la route.
- Come to see my house !

L’invitation résonne comme un ordre. C’est idiot de se soumettre à la seule force physique. Robin nous a déjà posé la question. C’est mal poli de refuser son offre en acceptant celle de Sam. D’après Bateson qui étudia le phénomène chez les Iatmul du Sépik , « il est probable que cette soumission favorisera un autre acte autoritaire qui exigera, à son tour, de la soumission». J’établis une correspondance peut-être hâtive et discutable entre ce que je vis actuellement et les livres qui ont façonné ma pensée, mais comment faire autrement sans le moindre repère de langue ni de coutume ? Margaret Mead, par ailleurs, a observé des différences majeures dans les structures sociales des peuples de Nouvelle-Guinée (héritage par la corde chez les Mundugumor, organisations matriarcales chez les Chambouli, pacifisme chez les Arapesh … ), qui rendaient toute comparaison aléatoire entre les sept cent cinquante ethnies. Tout ce que je sais, c’est que je ne sais rien.
J’escalade l’enclos de chez Sam.

- Chez moi, se vante-t-il, les femmes ont abandonné la fibre végétale. Elles tressent les bilums avec le fil synthétique des sacs de riz d’importation. Les enfants s’amusent à décorer les pieux en y plantant des boîtes de conserve. Ah ! Je suis en voie de développement, moi !
Le toit de ses trois cabanes est en tôle ondulée. De fragiles tasseaux les soutiennent aux angles. Ficelée autour, de la natte pré-tressée en Chine matérialise les murs.
- Grâce à l’argent, s’enorgueillit Sam, mon grand frère a fabriqué trois maisons sans fatigue et en quelques minutes. Ça, c’est du Progrès !
Je suis d’accord. Tout rapport avec la civilisation technologique est synonyme de régression culturelle : sous peu, il ne sera plus besoin de courir la jungle à la recherche d’écorces malléables, de chaume imperméable ou de lianes solides, plus besoin non plus de connaître les plantes essentielles et les animaux dangereux…

Mieux. Sam innove. Il a ouvert un magasin dans un cabanon monté sur pilotis.
Comment engager avec lui une conversation sur ce qu’implique le marché (pour moi, une sophistique qui n’est apurable qu’à force de philosophie) ? Je refuse d’être le missionnaire de quoique ce soit.

- Do you need some biscuits ?
La question m’interloque. L’afflux de plus en plus nombreux des curieux dans l’enclos « moderne », m’intimide. Fixé par de nombreuses paires d’yeux, j’ai la sensation de devoir endosser le rôle d’Homo Consommatus.
Sculpté, conduit par ces regards, je me perche sur le perron comme sur une scène de théâtre, m’accoude au comptoir, jauge par dessus l’épaule de Sam métamorphosé en vendeur, les deux paquets de cracker’s au beef et la boîte de Coca posés sur une étagère unique.
Mes spectateurs seraient déçus si je n’achetais rien. Il est si rare d’observer cet acte, dans un vrai magasin, au milieu des Hautes-terres.
- How much is the Coke ? Demandé-je.
- One kina.

Je m’étais pourtant juré de boycotter cette marque. La logique du rôle m’en dissuade. Valérie s’impatiente. Le soleil commence à décliner. J’échange le Coca contre une pièce d’un Kina. Il est temps de rentrer chez le pasteur. Robin insiste pour que nous passions d’abord chez lui. Mais il est trop tard. Nous lui promettons de lui rendre visite dès demain.
- OK ! That’s OK! S’exclame-t-il.
Tout sourire au seuil de l’enclos, il s’éclipse.

Tey, occupé à fendre des bûches, nous salue sans abandonner sa tâche. Sa femme, dans la cabane à cochons, prépare le repas.
J’utilise la table dans le chalet pour entamer la rédaction d’un journal.
Mais, le pasteur et ses enfants s’empressent autour des légumes cuits à la braise que la mère apporte. Valérie, de son côté, apporte de la soupe et du riz. Elle et moi sommes les seuls à déclarer ces mets comestibles.


Ungubi, dimanche 5 octobre 1997, 7 heures du matin

Je pousse la porte de la chambre. Quatre vénérables vieillards couronnés d’œillets jaunes, habillés à l’Européenne, s’entretiennent du déroulement des cérémonies dominicales. Tey, pour la circonstance, porte une chemise blanche, un short presque neuf et des souliers noirs. Il s’apprêtait à sortir. Il m’adresse un salut bref. Une mission urgente l’appelle en ce jour du Seigneur. Je le comprends. Les Hooli sont rares à s’être déplacés. Il part au devant de ses fidèles annoncer la résurrection du Christ.

L’évangélisation aurait-elle avorté dans les Hautes-Terres ? L’office va débuter. Six femmes accompagnées de leurs enfants attendent à l’extérieur du hangar-temple. En Amérique du Sud, le christianisme ferait salle comble...
Ici, dans les Hautes Terres, c’est différent. Hormis Robin, fidèle au rendez-vous, aucun homme mûr n’est venu. A force de courir les enclos du hameau, le pasteur Tey parvient à rabattre une autre demi-douzaine de femmes. Sam avait promis, mais il n’est pas là. Tant mieux. Moins je le vois, mieux je me porte.

Persuadés maintenant d’avoir fait le mauvais choix - les Hooli convertis sont minoritaires -, nous grossissons le groupe des pratiquants.
Les quatre vieillards, aux cheveux ras et fleuris, nous ont précédés dans l’église. Robin et les garçons se rangent sur la droite. Les femmes et les petites filles s’installent à gauche et s’assoient sur la paille. Nous prenons place du côté de Robin.
La cérémonie devrait débuter mais le pasteur se fait attendre. Valérie me fait remarquer la présence au mur de peaux tannées d’opossum, les mêmes déjà observées hier dans la case des esprits.
Les quatre anciens ont pris place sur des chaises à gauche de l’autel. Ils regardent le public. Deux femmes, debout à droite, entonnent un cantique de louanges à la gloire du Très-Haut. Les quatre « enfants de chœur » à la couronne d’œillets jaunes les accompagnent en frappant sans rythme des tambours déglingués. La grande porte du hangar se referme. On chuchote dans les rangs... Nous sommes pratiquement dans l'obscurité. Silence.
Soudain, dans un éclat de voix et de tambourinages prodigieux, la lumière jaillit de la porte principale, derrière tout le monde ! Tey s'élance, levant les bras au ciel, et criant :
- Alléluia, Alléluia !
Il traverse la nef en courant, s’immobilise dans un coin à droite, repart sur la gauche, les yeux exorbités, comme subordonné au chaos de ses révélations. Il lève les bras, pointe son index dans les quatre directions de l'espace...
Si je comprends bien, il s’exprime en pidgin, et il incite ses fidèles à se montrer vigilants. Le diable est partout. Nul ne connaît l'Heure.
- Méfiez-vous des faux messies ! Lance-t-il. Méfiez-vous des vendeurs de bière !
Le pasteur danse, pleure, récite des prières. Nous nous levons. Nous chantons, nous prions, nous nous rasseyons...
- Alléluia !
Nous nous relevons.

En sortant, Robin insiste pour nous montrer sa maison.
D'un bras, fièrement, il porte un enfant mâle contre son épaule gauche, son aîné.
- That’s OK ! Répondons-nous.
Chemin faisant, en bon Hooli qui se respecte, notre compagnon vante la merveilleuse beauté de sa « very old house ». Nous pénétrons dans son enclos et découvrons en effet une construction plus basse, moins large et manifestement plus ancienne que la case des esprits d'hier. Je demande l’autorisation de photographier l’édifice. Ok !
Robin place son fils aîné devant l’entrée, entre et fouille à l’intérieur. Il en ressort avec, à la main, un fusil « home made ». La forme de l’arme me rappelle vaguement celle que brandissaient de méchants iroquois dans les films avec Gary Cooper. Robin est très fier de posséder ce « shot gun ». Il entreprend de le démonter pour nous en expliquer le fonctionnement. Un tube, au préalable bourré de cailloux et de poudre concoctée à base de salpêtre, de soufre et de charbon de bois, s’emmanche dans un morceau de bois en forme de crosse. Une bande de caoutchouc découpée dans une chambre à air retient le coup sur un crochet en bois.
Rudimentaire, mais efficace à l’en croire :
- Casoar, poum !
Le casoar est un oiseau de deux mètres qui se déplace à pieds dans la jungle, robuste comme un arbre.
Robin me demande maintenant de le prendre en photo, le fusil à la main, en compagnie des siens devant sa case ancestrale. Je pointe l’objectif. Il brandit son arme. Chacun a adopté la pose la plus seyante qui soit. Cadrée sur fond de forêt vierge et d’habitacles primitifs, mon esprit s’égare à penser ce que peut valoir une photographie aussi anachronique en Occident. J’en ai le vertige. J’ai beau habiller mes idées de propos humanistes, je reste aussi cupide qu’un Conquistador devant le trésor des Incas : terminée l’usine, à moi les articles dans la presse ! Au risque de perdre toute dignité, je me jette hors de l’enclos de mon ami, et me tiens prêt à braquer mon appareil automatique sur n’importe quelle étrangeté.
D’après Malinowski , il importe de commencer à rassembler et à fixer des impressions dès que l’on visite un secteur pour l’étudier. D’un côté, je photographie les cases et leurs habitants, de l’autre, je dresse sur mon calepin la liste des objets et des matériaux utilisés, en notant leur nom en français et si possible en Hooli.
J’escalade des palissades au hasard et pose des questions.

Des enfants de quatre ou cinq ans tètent le sein de leur mère. A cet âge, je doute que ce soit pour se nourrir.
Les petits s’amusent à pétrir les mamelles, à les étirer comme des élastiques, ou, en posant la bouche dessus, à produire des sons bizarres en bavant. Les mamans balbutient. Les hommes ne manquent pas de poser leur doigt sur les lèvres du nouveau-né. Les petits garçons malaxent celles des jeunes filles, et réciproquement. J’observe, intact, le jeu de bouche étudié par Margaret Mead en 1932 chez les Arapesh. Les Hooli, dans leurs divertissements, s’apparenteraient aux Arapesh si l’art de la guerre, l’importance de paraître beaux et puissants ne les rapprochaient de la société Iatmul étudiée par Gregory Bateson en 1935.

Ma simple présence trouble les habitudes. Environ une cinquantaine de jeunes suivent désormais mes investigations pas à pas. Dès qu’ils le peuvent, ils font les pitres devant l’objectif. Le village est en désordre. Les femmes s’arrêtent de travailler. Les hommes s’irritent. L’un d’eux, vêtu du pagne traditionnel, se taille à cris et à coups un passage dans la foule. Il se plante devant moi. Son torse et ses membres sont marqués d’innombrables blessures de guerre et de morsures d’insectes.
- Que faites-vous ?

Symboles du pouvoir chez les Blancs, le papier et le crayon rappellent le prospecteur en ressources humaines des compagnies minières, l’ingénieur ou l’ethnologue... Le concept de tourisme lui est étranger.

- Rien de mal, je réponds.
- Ouais, les gars, c’est pas vrai. Il paraît que tous les Blancs qui viennent en Papouasie, écrivent un livre...
Je lui assure que mes travaux n’ont pas cette prétention.
- Ouais, continue-t-il sarcastique, et quand ils rentrent chez eux, ils gagnent beaucoup d’argent sur notre dos !
- Nous voyageons à pieds.

L’individu me regarde noter un dernier mot, le nom d’un arbre en Hooli, puis refermer le carnet.
- Si je suis venu chez vous, c’est parce que je trouve votre village d’une très grande beauté. Et je veux en emporter le souvenir.
- Si Ungubi vous plaît tant, pourquoi repartir ? Rien ne vous empêche de vous installer chez nous. Les gens sont curieux, vous savez. Vous leur offrez un spectacle permanent et un champ d’expériences infini.

La logique de cet homme me désarçonne. Big Brother vient à la rescousse. De but en blanc, je lui demande ce qu’il sait de l’ancienne religion, celle des chasseurs de têtes.
Dans un premier mouvement, il m’affirme ignorer ce dont je parle : mon intérêt pour ces choses du passé le décontenance.
- Pourquoi ? Lui demandé-je.
- Mais parce que le Progrès est la forme sous laquelle Dieu s’est manifesté aux habitants des Hautes-Terres. Mon enclos est la preuve de cette rédemption.
Il confond confort matériel à l’Occidental et royaume des cieux.
- La technologie, enchaîne-t-il, a balayé la magie. La question ne se pose plus.
- Oui, mais quand même, dans votre enfance, souvenez-vous.
En insistant sur le fait que le pasteur Tom de Halhal m’en a parlé avant hier, je parviens à lui arracher que « certains des plus arriérés ont usage de potion de mort et de maléfices ». Il mime en même temps les gestes, touillant d’une spatule invisible le contenu d’un bol imaginaire.
- Ça n’existe plus, conclut-il et il disparaît dans la foule.
Ce sont eux, les idolâtres, que j’aimerais côtoyer...

Occupée de son côté à détailler les tatouages que de nombreuses femmes portent au bras ou sur le front, Valérie s’indigne de me voir déranger les villageois au milieu de leurs occupations coutumières sans égard à leur intimité pour les photographier ou leur poser des questions saugrenues. Ça l’irrite. Pour elle, un homme, quel qu’il soit, est respectable. Il n’y a rien d’humain dans ma démarche. Je suis de ceux que je dénonce :
- Et je n’ai pas, moi, môssieur, besoin de lire Gœthe pour comprendre ça !
- C’est vrai. Il y a de quoi se désoler de ma perception des choses, et de tout ce qu’elle représente. Mais je vis une hallucination. Tous les films qui ont bercé mon imaginaire, « Tarzan l'Homme-singe », « la flèche brisée », les mythes de mon enfance ressurgissent devant moi comme un nouveau long métrage dont je suis, en même temps, l'acteur !
- Tu es fou ! S’écrie-t-elle.

Sam nous cherchait, et nous trouve en pleine querelle.
Il nous invite à assister dans le hameau de Haralinja au match de volley-ball dominical.
Les missionnaires ont introduit ce sport dans les Hautes Terres pour sociabiliser les comportements. La différence des sexes est abolie sur le terrain. Les filles courent avec leur sac de filet sur la tête, pieds nus et frappent la balle du poing. Les garçons subissent, un peu fébriles, un peu statiques, les smashs brutaux des filles.
Même à travers un sport, la présence de l’Occident m’oppresse. Je me trouve mal à l’aise dans le monde connu. Et puis, en me montrant en compagnie de Sam, le frère cadet de Big Brother, ne suis-je pas en train de cautionner le travail de sape mené depuis quinze ans par les pères blancs, relayés depuis cinq ans par les compagnies minières, ne suis-je pas moi-même un avatar de l'économie de marché ? A Gœthe, je préfère Cervantès. Je suis aux explorateurs, ce que Don Quichotte est aux chevaliers errants.

Je me lève et me dirige vers les cases des esprits perchées dans la broussaille. Un individu m’invite à entrer. Celui-là n’a pas d’arme en fer. Il utilise l’arc. En riant, il me montre deux flèches dont les pointes ciselées rappellent l'une la vrille et l'autre le trident. Les embouts sont en os de casoar d’une dureté comparable au métal. La tige est en bambou. Elle est fendue à l'arrière pour recevoir des triangles de plume bleue, et lui assurer un parfait équilibre.
- D’où provient la lanière pour bander un arc aussi rigide ?
- D’une espèce de bambou...
Je note, mais, comme ses amis entourent l'habitacle avec des coupe-coupe et des haches, je prends congé en souriant et en m’excusant de ne pouvoir tarder. D’ailleurs, la partie s’achève. Ungubi se situe à environ trois kilomètres. Et le soleil décroît.

En rentrant, Tey nous réclame les douze kinas, promis pour chaque nuit d’hébergement. Je règle sans attendre, et en profite pour lui rappeler à quelle heure nous envisageons le départ demain... A l’aube...
- Pas avant, commande-t-il, que vos deux guides, Robin et Sam, se soient acquittés de leur droit de vote. Demain, ne l'oubliez pas, c'est l'élection du « Council » .

La nuit tombe. Il serait presque convenable d’envoyer Valérie dans la cabane à cochons... Mais nous continuons, en dépit des perturbations que cela implique dans cette société, à dormir côte à côte, chacun dans son duvet...

Un violent orage éclate. La pluie est diluvienne, fracassante, à la mesure du pays le plus ruisselant et sauvage du monde. Le crissement des insectes s'évanouit sous les trombes d’eau. A chaque éclair, nous apercevons en contre-jour par la fenêtre la silhouette horrible d’un pandanus se ployer dans la tourmente. Mon sentiment se partage entre le soulagement que doivent éprouver les villageois au retour de la pluie et l’angoisse d’avoir à marcher demain dans une boue grouillante de sangsues et d’autres bestioles parasites.


Ungubi, lundi 6 octobre, 7 heures

Je pousse la porte au point du jour.
Agenouillé seul devant le poêle, Tey me recommande de passer par Haralinja, plutôt que par la forêt. Le village forestier de Sagip est abandonné. Il sert à l’occasion de relais de chasse. Il ne serait pas prudent d’y passer la nuit.

Ça ne m’enchante qu’à moitié : le sentier qui mène à Yalanda par Haralinja contourne les bois les plus reculés, et donc s’écarte des lieux de vie les plus étrangers à notre monde occidental. Je rumine ce conseil frustrant.

Le départ était prévu cinq minutes après l’ouverture du bureau de vote, mais il est huit heures trente, le scrutin doit être commencé depuis une demi-heure. Robin n’est toujours pas arrivé. Sam, quant à lui, reste introuvable. Tant mieux. Mon Dieu, faîtes qu’il nous oublie ! L’attente s’étire. Pendant que Valérie achève de boucler le sac, je m’apprête à sortir de l’enclos pour fumer une cigarette, mais, la fille du pasteur vient en courant me dire qu’il est dangereux de se promener seul dans le village, un jour d’élection. Je me perche donc sur la palissade.

Un homme, torse nu, barbu et chevelu, ceinturé d’écorce et de feuilles, remonte de la forêt par un sentier à-pic. Une grosse bûche sur l’épaule, il débouche directement dans l’enclos du pasteur. Quelques pas derrière lui, un garçon d’une dizaine d’années porte un arc trop grand pour lui, et trois longues flèches en bambou, terminées par des pointes en os. Au fond de son bilum, je discerne deux gros œufs verts de casoar, de quoi gaver huit ventres.

Robin rapplique enfin. Je descends lui demander :
- Où est Sam ?
Il n’en sait rien.
- Le mieux, suggère-t-il, serait de partir à sa rencontre.
Le sympathique Papou va saluer le pasteur. Je reste pour fumer une seconde blonde.

Un jeune type survient; une vingtaine d’années, une chemise de toile à carreaux jaunes et marron, sans manche, un short taillé dans une relique de jeans. Il refuse la cigarette que je lui offre de mon perchoir.
Les commissures de ses lèvres ont un mouvement charmant. Il lève ses sourcils : « When do you go ? » Demande-t-il.
- Ce matin.
La réponse me surprend, m’a échappé. Je n’aurais jamais dû divulguer cette information au premier venu. Les traits de son visage, la douceur de son sourire m’ont endormi les sens.
- Si j’étais à ta place, reprend le charmant jeune homme, je remettrais ça à demain...
- Pourquoi ?
- Demain, des familles descendent à Yalanda pour se ravitailler en sagou. Au milieu d’elles, vous risquez moins l’attaque...

Chacun y va de son conseil, d’abord le pasteur, ensuite ce jeune type. Aucune des deux solutions ne me convient. Je veux m’échapper le plus loin et le plus vite possible de ma propre condition. Un plan commence à germer dans mon esprit. Au pire, me dis-je, le jeune gars veut gagner du temps pour préparer son guet-apens. Nous le prendrons de vitesse en partant ce matin vers Sagip. Quant au pasteur, je me méfie de ses avis depuis que je l’ai vu hier soir s’isoler dans son box, non pour rédiger quelque sermon (il ne sait pas lire, il m’a demandé de lui expliquer un passage de sa Bible, pourtant traduite en pidgin), mais pour mater Valérie par une fente entre les planches lorsqu’elle se lavait au seau dans un recoin.

Au bruit qu’ils font, Robin et elle, en sortant de chez Tey, l’inconnu s’éclipse.

Un rectangle de Sparadrap décore le genou du Hooli.

- Robin, dis-je, en matière de parure, échange-t-il la plume et le nacre contre la capsule de bière et le ruban adhésif ?
- Oui, il m’a demandé de panser son « bobo ».
Hier, à la sortie de la messe, il avait observé Valérie soigner un enfant blessé à la main.
- Une si petite égratignure, selon Valérie, comparée aux profondes entailles dont sa peau est rayée.
Pour ne pas le vexer, et assouvir sa passion du travestissement, elle découpa un morceau de pansement et le lui ajusta sur la plaie.
- T’aurais vu, dit-elle. Il est entré en extase devant la paire de ciseaux. Il n’en avait, je crois, jamais vu.

Le Papou continue d’admirer son genou.

La décision est prise. Nous allons chercher Sam sur le terre-plein central où se déroule le scrutin. Valérie est d’accord. Elle me remet l’appareil photo, le carnet et le crayon.

En contre-bas, sur le promontoire le plus large du village, une foule nombreuse est réunie. Les moins spectaculaires - les femmes et les enfants - se sont groupés en arc de cercle autour du « bureau de vote » : une urne en aluminium placée au centre d’un cercle infranchissable, matérialisé par une corde de liane. Attentives comme des enfants à l’arrivée du cirque, les filles chuchotent ou se tiennent immobiles. Elles portent des motifs de peinture blanche sur le front ou sur les joues. Certaines sont tatouées au visage ou au bras. Selon Valérie qui les a questionnées hier sur la signification de ces frises indélébiles, il s’agirait de la marque de l’homme auquel elles appartiennent, gravée sur leur peau.
- Le marquage est pratiqué pour contrôler l’origine des femmes, et enrayer leur enlèvement.
- Tu n’y connais rien ! M’attaque-t-elle.
Instinctivement - le chien ne mord pas la main de celui qui le nourrit -, je ravale mes pensées. Je m’en détourne, et continue à coucher par écrit la description, classe d’âge par classe d’âge, des vêtements et des comportements adoptés.

Les femmes, donc, de vieilles robes à fleurs les attifent...
Entre quatre et dix ans, les garçons présentent un trait d’ocre jaune de la maxillaire à la naissance du nez, ramifié en encorbellement sur la joue.
Il s’opère ensuite une distinction entre ces enfants et leurs aînés adolescents. Les mâles nubiles se sont enduit le visage et les cheveux de peinture noire.
Les jeunes adultes se sont, quant à eux, barbouillé la tête de glaise marron, et ont paré leurs courtes frisures de petites plumes et de morceaux de fougères.
Parallèlement à cet attroupement devant le « bureau de vote » , quatre groupes d’hommes mûrs se forment à la périphérie du terre-plein sur le côté ouvert sur la forêt. Le degré de raffinement dans les peintures corporelles y trouve son comble. Les plus vieux et les chefs de clan sont coiffés de longues plumes noir anthracite. Leur barbe rouge est constellée d’herbes multiformes. Parfois, les couleurs coupent verticalement en deux les visages, moitié blanc, moitié jaune. Des dentelles de fougères couronnent les têtes. Tous les anciens ont la cloison nasale perforée, et portent un pectoral de kina blanc autour du cou.

Si les Hooli attachent tant d’importance au costume, c’est parce qu’arborer de si rares végétaux, de si chatoyantes plumes, de si belles couleurs, prouve l’audace et la ténacité de celui qui est allé les chercher. Le prestige d’aventures interminables en forêt fleurit sur les corps. Loin d’appartenir à une société figée, les jeunes s’ingénient à paraître plus beaux encore. A l’image de Robin et de son Sparadrap, ils incorporent des matériaux étrangers dans la confection des costumes. Ce n’est pas une civilisation en rupture. Les hommes vont dans l’entre-deux monde se livrer aux affres de la création cosmétique, ou plonger dans la guerre. L’entre-deux monde se trouve au-delà du monde connu, habité. C’est l’étranger, forestier ou humain, qu’il faut dompter. L’Occident est sauvage pour qui le regarde de l’extérieur.

Robin m’assure que je ne crains rien. Je peux utiliser l’appareil photo.

L’homme qui remontait un tronc de la forêt aux aurores, est présent sur la place. Sa chevelure est teigneuse, sa barbe crasseuse. Indifférentes à la superbe générale, les feuilles qui protègent ses fesses, sont mâchées, fanées, boueuses. Je m’approche du groupe qu’il forme avec son enfant-page et deux autres Papous sans ornements...

Big Brother, d’une voix forte, annonce l’ouverture du scrutin. Les villageois se massent contre la corde de liane, mais n’en brisent pas le cercle. Seul, à l’intérieur, un homme nu, peint de la tête aux pieds en ocre jaune-orangé, effraie (ou amuse) la foule avec des grimaces. Désarmé, l’Idiot assume-t-il un « service d’ordre » rituel?
C’est l’occasion d’ajouter à ma galerie de portraits un nouveau cliché.
- Could you smile, please ? Je lui demande.
Ses lèvres s’édentent. Un vague sourire traverse son visage. Il pose.
Survient Sam, hors d’haleine. Il s’excuse pour son retard : il n’a pas fermé l’œil de la nuit.
- J’ai dû arpenter la montagne pour apprendre aux électeurs comment voter.
Un officiel s’est déplacé de Mount Hagen. Un banc est mis à sa disposition à l’intérieur du cercle, face à l’urne. Il y siège.
Le second, Big Brother franchit la corde de liane, se dirige vers l’urne, l’ouvre, la brandit et la renverse. Aucun bulletin n’en tombe.
- Vous êtes témoins ! Dit-il. Le vote n’est pas truqué.
Il repose la caisse en aluminium, la referme avec un cadenas et vient se placer debout à gauche du représentant de l’Etat. A leur droite, le Pasteur Tey cherche ses mots pour bénir le rituel de démocratie.
Le décalage est frappant entre ces trois hommes habillés de chemises et de pantalons européens, et les indigènes bigarrés.
Sam apporte en la dépliant une longue liste de noms. Big Brother saisit la feuille. Il sait lire. C’est pourquoi, je suppose, il a été désigné pour appeler un à un les inscrits.
Y aurait-il supercherie ? Je m’étonne auprès de Sam d’irrégularités comme, par exemple : un bureau de vote sans isoloir ou encore l’âge précoce de certains électeurs. Ces derniers sont parfois si jeunes que leur mère prononce un nom à leur place. Le commissaire du gouvernement inscrit les choix sans sourciller.
- Nous utilisons la liste du dernier recensement, m’explique Sam. Ça ne se passe pas comme ça chez vous ?

D’autres anomalies sautent aux yeux. Lorsqu’un électeur sait écrire (la fille du pasteur, par exemple), un des lieutenants de Big Brother (ils sont plusieurs, reconnaissables à leur visage sans fard, leur tenue vestimentaire occidentale, leur sexe et leur âge, approximativement identiques) lui prend le bulletin des mains, vérifie son contenu, informe « big man » d’un geste, et introduit le papier dans l’urne. Big Brother, le nez plongé dans sa liste, calcule ses chances. Il redresse la tête en appelant le suivant.

Des coups s’échangent à quelques mètres du cercle. Je panique. J’empoigne Valérie immobile, stupéfaite par la soudaineté de l’action. Je lui crie de courir le plus vite et le plus loin possible du combat. Ces élections sont forcément truquées. Les armes blanches luisent au soleil.
- Ce n’est rien ! S’écrie Sam de loin. Une histoire de femme ! Vous savez, elle a traîné ici ou là. Ça ne vous concerne pas.

Le mari veut lui fendre le crâne d’un coup de hache.
Tout le monde profite de la situation désespérée de cette femme pour la frapper du poing. Même le doux Robin s’empresse de lui mettre un bon coup de pied au derrière quand elle passe près de lui. Piétinée par tous, plaquée au sol, elle s’extrait. Elle est coriace. Valérie pâle de terreur :
- Ils vont la tuer ! Murmure-t-elle.

Deux sangliers aux défenses courbes et longues font irruption au centre de la place. Brisant le cercle, renversant l’urne, ils se ruent l’un contre l’autre. La foule éclate de rire. Les bêtes appartenant à des clans différents, reproduisent les querelles des maîtres. Le pasteur s’interpose in extremis entre le mari et la femme présumée infidèle.
- Alléluia ! Alléluia !

Le calme revient. L’individu appelé par Big Brother, s’avance sans franchir la corde. Au port altier de ses plumes et de ses couleurs, l’homme représente au moins une famille, peut-être même un clan. Torse nu, le visage rouge serti de plumes de casoar, l’important personnage exprime à haute voix un choix différent des autres.
Big Brother lâche le crayon, la liste du recensement. Le suffrage exprimé par cet homme, est contraire à ses desseins. Il est coincé. L’expression du scrutin est incontestable. Le commissaire a inscrit le vote.

- Hé ! Dis donc toi ! Réplique l’apprenti « homme moderne », à cours d’argument. T’appartiendrais pas au clan de cette fille de rien...
L’individu, bombant le torse, rétorque qu’il est libre de son opinion.
Sam, soucieux de préserver une image immaculée de la modernité en la personne de son frère aîné, bondit par-dessus la corde de liane, et s’élance, bras en l’air, hors du cercle pour écraser son poing dans la poitrine du récalcitrant. Des hommes se collettent aussitôt derrière eux. Les armes paléolithiques s’entrechoquent. Une hache de fer vole. Désemparés, nous fuyons la rixe. Cela dégénère. Un enfant est écrasé. Je vais interroger le représentant de l’état.
- Que se passe-t-il ? Nom de Dieu. Que se passe-t-il ?
Les deux mains sur la tête, le commissaire, recroquevillé, accroupi derrière un taillis au bord du ravin, me sourit par en dessous.
- It should be OK! Philosophe-t-il. It should be OK!

Big Brother, toujours dans le cercle, est pris de tremblements. Sa susceptibilité atteint ses limites : la vieille culture ressurgit. Oublieux du costume qu’il porte, c’est-à-dire d’une certaine idée du Progrès toujours affichée, il commence à sauter à cloche-pied, le bras droit levé vers le ciel, en ioulant et en énumérant tous ses griefs contre le clan félon. Quatre autres types, la hache en bandoulière, rentrent en transe à ses côtés. Ils vont, me dis-je, ensanglanter le terre-plein. Nous sommes coincés sur la place. Le pasteur est débordé. Robin happé dans la rixe ignore nos appels. Je vois « service d’ordre » - l’homme nu enduit de glaise orange - fuir dans la brousse.
Un groupe compact d’une quinzaine de combattants fonce sur nous. Valérie et moi cavalons à l’autre bout du terre-plein. Il y a quelque chose de tragi-comique à tourner en rond sur une place sans issue. La situation est critique. Plonger dans la jungle en nous précipitant du promontoire dépasse mes compétences. Je me retourne. Les peintures corporelles jaunes, rouges, blanches et noires zèbrent avec vigueur et détermination le vert monotone des forêts. L’hétérogénéité des hommes est une œuvre d’art terrifiante. Le pouvoir de fascination que recèle leur cosmétique, est utilisé pour endormir, subjuguer, tuer. Plus efficace qu’un camouflage, leur apparence prend l’évidence en otage. Je les aime. Je m’aime dans leur œuvre. Hors-scène, je me vois stupéfait, spectateur devant un écran de fantaisie. Quel tableau pourrait inspirer plus funeste bouleversement ? Par delà la philosophie, les Hooli ont élaboré une société de poètes meurtriers. Je suis fou mais je n’arrive pas à décrocher cette image, tube cathodique grésillant en couleurs sur fond vert devant moi. Succombant, extatique, la mâchoire inférieure détendue, j’ai l’idée d’une mort vivante... seul point de connexion entre ma culture livresque et ce que je vis actuellement : les cinquante dernières pages des Cités de la Nuit Ecarlate ...

Sam se dégage de la mêlée, s’approche de moi, rompant ma stupéfaction.
- Alors ? Demande-t-il. Ça ne se passe pas comme ça chez vous ?
- Si...
Sa tranquillité m’impressionne.
- Tu vois, reprend-il, j’ai passé toute la nuit à exhorter ces pauvres gens à embrasser la cause du développement. J’ai couru d’un enclos à l’autre. J’ai même versé deux cents kinas (environ huit cents francs) de ma poche à ce chef de clan. Ça ne se passe pas comme ça chez vous ?
- Pareil...
-... le fils de p...
A cette douloureuse pensée, Sam se redresse en gonflant sa poitrine.
- We have to fight now ! Hurle-t-il.
Il repart en courant, le poing tournoyant comme une hallebarde au-dessus de la tête. L’énergie cinétique emmagasinée dans cette masse compacte s’abat dans la gueule du premier venu, distant de deux mètres. Nous reculons.

Deux mères ont pitié de nous. Elles s’approchent pour nous signaler l’existence d’un raccourci menant du terre-plein à l’enclos du pasteur. Je remercie la solidarité féminine. En deux minutes, nous sommes face à la porte cadenassée du chalet. Nos sacs sont à l’intérieur. Sept ou huit Papous à grands cris investissent le terre-plein de la mission, encerclent le bosquet de pandanus dans lequel vient de se réfugier un superbe paradisier.
Notre présence indiffère les chasseurs. L’oiseau rabattu depuis la jungle est aux abois. L’homme au pagne avarié, qui remontait un tronc d’arbre de la forêt aux aurores, muni cette fois de son arc, applique son pied droit contre l’arme pour en courber le bois, et la bander avec une lanière de bambou. Le page, son fils, lui remet une flèche. Le trait décoché fait mouche. Les sept Hooli s’emparent de leur prise, et disparaissent. Peut-on à ce point occulter la res publica, quand une moitié du village écornifle l’autre ? Le recensement les a oubliés... Ils vivent en hommes libres, eux...
C’en est trop. Dorénavant, c’est vers les impies que nous irons.

Il est onze heures. Nous avons assez traîné dans les parages. Un des quatre vieillards qui assistaient Tey à la messe, déverrouille l’entrée.
- Dépêchons-nous ! Dis-je.
Robin arrive en haletant. Il se dit prêt à nous conduire seul au lac Kutubu. Il s’abstiendra de voter. Il nous montre une queue d’opossum.
- Ça porte chance, ajoute-t-il.
Le vieil assistant du prêtre doute qu’il soit suffisant d’arborer un fétiche pour affronter la jungle... Robin en convient. Ça dépasse la capacité d’un homme seul.

Je préférerais oublier Sam et filer à son insu, mais deux problèmes se posent. D’abord, pour sortir de la mission, il faut redescendre sur la place publique - au risque de retomber sur Big Brother, Sam et leurs sbires. Ensuite, nous devons trouver un second passeur...
Sur le terre-plein central, la férocité des combats semble s’être atténuée. Quelques groupes épars luttent encore, mais je n’aperçois aucun cadavre joncher le sol (Mauss raconte que toutes les assemblées de tribus australiennes débutent par une série de combats réguliers sans mise à mort).

Sam toujours à ses querelles s’écarte d’un coup de coude bien placé dans la gencive de son adversaire.
- I’m sorry, regrette-t-il. J’ai trop à faire ici.
D’un geste, il désigne un membre qu’il dit appartenir à son clan, pour nous accompagner à sa place.
Le personnage, barbu, le visage sans fard, coiffé d’un bonnet de fibre synthétique, vêtu d’un pagne traditionnel et d’une chemise blanche, noire de crasse, s’approche sans nous adresser le moindre regard, la moindre parole.
- Par où comptent-ils descendre ? Demande-t-il à Sam.
- Par Haralinja, je réponds.

Sam est trop ambitieux, trop corrompu pour être honnête. Dès la sortie d’Ungubi, je profite d’être hors de sa vue pour, d’une part, ne pas suivre les conseils du pasteur Tey, et, d’autre part, prendre les jeunes de vitesse : j’ordonne à Robin de nous conduire à Yalanda par Sagip.

Nous courons un quart d’heure sur le chemin en direction des montagnes. A l’orée des bois, Robin s’arrête pour ôter ses chaussures. Le Papou à la chemise sale, déjà nu-pieds, se moque de lui : c’est pour épater ses voisins que Robin porte des brodequins !
Je profite de ce temps mort. Je range, à l’abri d’une boîte étanche de type Tupperware, la pellicule que je viens de terminer contenant trente-six portraits sans pareil. J’engage une troisième bobine dans l’appareil. Valérie, beaucoup plus sceptique, me montre une couronne de feuilles accrochée à une branche. Elle reconnaît cette parure pour l’avoir remarquée sur la tête d’un jeune sur le terre-plein central.
- Des gens nous précèdent, affirme-t-elle.
- Rien ne le prouve.
Je compte à cet instant sur la prière de Tom pour chasser les mauvais esprits de notre chemin.

Cette fois, nous y sommes. L’humidité règne. Le sol meuble se dérobe sous la végétation pourrissante. Des arbres de trente à cinquante mètres interdisent toute progression rectiligne.
Les pentes se raidissent, suintantes. Nous manquons à chaque instant de nous rompre la cheville sur un caillou qui dévisse. Produit d’une orogenèse toujours en cours - si bien que l’Himalaya, la Cordillère ou les Alpes sont de vieilles montagnes à côté - les Hautes Terres sont sujettes à une érosion très active. Des pans de collines peuvent dévaler et changer la cartographie d’une région en un clin d’œil.
Insensible à nos difficultés, l’homme du clan de Sam impose en tête un rythme insoutenable. Impossible de nous extasier devant une plante carnivore ou un envol de paradisiers : nous devons en permanence nous assurer de l’endroit où nous posons le pied, surveiller la branche sur laquelle nous prenons appui. La jungle regorge d’araignées tapies, de serpents lovés, d’insectes au mimétisme vicieux...
Sous nos pas, s’ouvrent parfois de vertigineuses fondrières peuplées de fougères arborescentes. Les contourner nous prendrait des heures. Une série de troncs effondrés, de dix à trente mètres de long sur un diamètre variant de un à trois mètres, les enjambe. Nos guides les empruntent avec aisance. Leurs pieds larges et nus adhèrent au bois en en épousant la forme. Inadaptées à ce genre de passerelles sans garde-fou, des chaussures sont un handicap. Pour accélérer la cadence, le chasseur-cueilleur Hooli s’empare de notre énorme sac militaire. Une des bretelles passée sur le front, le reste du poids hissé sur le dos, le barbu, soi-disant un parent de Sam (son oncle, peut-être ?), au regard fuyant, franchit les obstacles avec une facilité déconcertante. Il se déplace sans bruit. La végétation est épaisse. S’il nous distance de plus d’un mètre, nous le perdons de vue et d’ouïe. Je m’accroche. L’effort physique dépasse ceux que nous avions produits pour réaliser le tour des Annapurna, gravir la Cordillera Blanca ou traverser les plateaux de Bokur au Yémen. L’ascension, entre la patinoire, le bain de boue, la varappe et le cross country, dure quatre heures. Nous débouchons harassés au sommet d’un col. De l’autre côté, le chemin plonge à la verticale. Au fond de la gorge, rugissent des eaux tumultueuses. A la force des bras, il faut se retenir aux racines des plantes pour éviter la chute. Une heure s’écoule. La descente s’achève devant un pont suspendu entre deux falaises. Trente mètres plus bas, la rivière Wagi prend des reflets d’émeraude sous ses remous.
- En franchissant ce pont, nous indique Robin; nous entrons sur le territoire de Tup.
Je propose de souffler cinq minutes. Le pont, long de cinquante mètres, est une œuvre architecturale de haut vol. J’admire le travail des ingénieurs Hooli qui l’ont édifiée à base de lianes ficelées à des poteaux. Je prends des photos. Cela exaspère le barbu.
- Nous ne sommes pas arrivés ! Lance-t-il à Robin. C’est mauvais de s’arrêter trop longtemps.
Ses paroles sont ambiguës. De quel danger s’agit-il ? Forestier, humain ?
Je sors une barre de céréale de ma poche, la fend en deux et en offre une moitié à chacun de nos deux passeurs. Robin déguste « Mmh! So sweet! » Son congénère nous regarde de biais, refusant le don de nourriture pour ce qu’il est : ici, l’acte de donner la nourriture est considéré comme la caractéristique essentielle de la maternité… L’oncle de Sam s’impatiente.
Nous reprenons notre course sur le versant opposé. Malgré tous nos efforts, accablés de fatigue, nous ne viendrons pas à bout de ces escarpements. Robin partage cet avis.
- Il est plus prudent de passer la nuit à Tup.
Le barbu au bonnet de fibre synthétique frappe du pied. Nous accélérons le train pour le contenter. Le chemin longe une série de parcelles défrichées au bord du ravin à main gauche, puis tourne à droite et s’enfonce à nouveau dans la jungle. Valérie, épuisée, souffrant de déshydratation (dans la panique du départ, nous avons oublié de remplir nos gourdes) glisse à plusieurs reprises des troncs passerelles, et tombe dans la boue. Elle y aperçoit deux femmes en tenue d’Eve.
- Les vêtements sales et humides, dis-je en haletant, provoquent des mycoses et alourdissent les mouvements. La peau nue est le costume le mieux approprié à l’environnement.

La pente se raidit en un véritable mur. Le silence retombe. Les femmes, nous ayant vu, se rhabillent. Nous grimpons une échelle de racines enchevêtrées. Au sommet de la côte, se dresse une longue palissade de pieux taillés en pointe, à la hache de pierre. Les entailles dans le bois nous le prouvent. Ce n’est pas un enclos, mais un rempart défensif, élevé sur les crêtes autour du village de Tup. Valérie et moi, nous nous écroulons à ses pieds, nous y adossons pour reprendre notre respiration. L’état physique de ma femme s’est empiré. La peur crispe ses traits émaciés. Je souris aux guides pour montrer notre détermination. Avec un sens rare de l’esthétique, Robin a garni le lobe de ses oreilles d’un rameau de fougère et planté la queue du marsupial droite au sommet de son crâne. La coquetterie pourrait aussi bien être un langage dont nous ignorons les codes. Il recolle le morceau de Sparadrap sur son genou.

Les deux femmes s’approchent, l’une vêtue d’une vieille robe bleue et l’autre d’une vieille blouse de toile rouge. Ces habitantes de Tup ont l’abord sympathique. Elles s’assoient à nos côtés. Nous serrons leur main. Debout, l’homme du clan de Sam ne tient plus en place. Qu’avons-nous à perdre notre temps avec ces bonnes femmes ? S’il s’est joint à nous c’est pour voir un ami dans le village. Il escalade la palissade à l’endroit où deux pieux ont été tranchés. Nous pénétrons après lui dans un vallon encaissé. La forêt est encore dense. En dérapant sur un tronc-passerelle, je tombe dans un champ de taros. Sous la haute canopée, la plantation est comme sous serre. Les femmes cultivent ces arômes géants pour leur tubercule comestible. En me relevant, je vois une rigole de bambou supportée par une branche taillée en Y, conduire un mince filet d’eau. Je remplis la gourde de deux litres d’eau potable et fraîche. Fontaine, fontaine... Le père Souriceau m’avait parlé de ces eaux véritablement de jouvence dont les autochtones canalisaient les sources.

Les rayons du soleil entrent dans la forêt. Nous atteignons la lisière des bois. Le village apparaît, flanqué de jardins à la mode ancestrale. L’ensemble épouse la forme d’une cuvette de cinq cents mètres de long sur cent cinquante mètres de large, cerclée de parois rocheuses. Sept à huit cases des esprits et de nombreuses cabanes à cochons s’élèvent dans le pur style traditionnel, parmi un système compliqué d’irrigation entre les billons de terres rondes et les vergers de pandanus fruitiers. Autour des enclos déserts à cette heure (le jour, les villageois se dispersent : les femmes pour labourer, semer, glaner, les hommes pour cueillir, chasser, flâner), des dizaines d’espèces de plantes collectées pour leur grâce ou leur étrangeté, s’entrelacent en un mouvement harmonieux. On pourrait brosser le portrait psychologique de l’habitant en fonction de l’éloignement et du retranchement de son enclos des voies centrales. Mais non, chaque maison est construite sur une butte idéalement située vis-à-vis des autres. C’est un effet d’optique.

Ça et là, dans les jardins, arc-boutées, des femmes travaillent à fouir ou à déterrer la patate douce ou kau-kau. Robin nous entraîne vers l’enclos dont il dit connaître le propriétaire.


Valérie s’écroule sur le lit de paille que constituent des feuilles de cannes séchées répandues autour de la hutte principale.
- L’Hydroclonazone ! Dit-elle dans un souffle...
- L’eau est pure ici. Tu n’en as pas besoin.
- Ouais, t’as raison : la médecine, on s’en fout !
Elle se jette sur la gourde, en avale les trois quarts du contenu et retombe inerte sur le sol.

Des éclats de voix retentissent des hauteurs.
- Les chasseurs arrivent !
Les femmes cessent de manœuvrer le bâton à fouir et descendent des potagers. Cinq hommes sont assaillis au milieu de Tup par une ribambelle de gamins. Quatre des pères sont armés d’une hache dont la cognée en pierre polie se trouve ficelée au manche par des liens végétaux. Robin reconnaît dans le cinquième, l’ami dont il nous parlait.
Celui-ci, petit et trapu comme les autres, se distingue de ses congénères par la chemise à carreaux qu’il porte sur le pagne, et l’arc qu’il tient à la main. Près de moi, il m’adresse des mots incompréhensibles. Robin, tout bas, me traduit : « celui des deux candidats que tu as photographié ce matin, a été élu ».

Mon objectif en a tellement mitraillé. Je ne vois pas de qui il veut parler. La question est de savoir si cela a influencé le vote. Coïncidence, je suppose. Le survenant ajoute aussitôt, et contrairement au large sourire qui lui éclaire la face : « Councilor is my enemy ! »
« Councilor », « enemy » : son vocabulaire s’arrête là. En prendre conscience le fait rire.

Le Papou ouvre son logis et nous invite à entrer après lui. La porte se situe à environ cinquante centimètres du sol et a, à peu près, la taille d’un corps. Par courtoisie, nous quittons nos chaussures avant de pénétrer sous le chaume. Le plancher est couvert d’une sorte de bambou retourné puis écrasé. La hauteur du double toit ne permet pas à un adulte de tenir debout. Nous avançons à genoux avec les mains, prenant place un à un autour du foyer central - une motte de cendre logée dans une percée rectangulaire au milieu du plancher. Le maître de maison siège au fond. Il dépose son arc et ses flèches dans la chambre semi-circulaire aménagée à sa gauche. Il plante dans le mur son poignard en os de casoar.
Dans sa structure, l’habitation est identique aux cases des esprits déjà rencontrées. Mais la frise de fougères courant le long de la soupente est rehaussée de corps d’oiseaux séchés. A Ungubi, des peaux tannées d’opossum décoraient les parois.

En cherchant un appui sur le sol, je pose par mégarde la main sur une tige de bambou sectionnée dans le sens de la longueur. L’une des deux extrémités est taillée en pointe. La présence d’un tel objet m’interroge. La case, par ailleurs, est vide de tout appareillage. Ce n’est ni un couteau, ni un récipient. Qu’est-ce donc ?
Valérie m’ordonne de reposer ce bout de bois.
- Tu vois bien que c’est inutile ! Insiste-t-elle.
Je me tourne vers Robin pour lui montrer ce que je tiens à la main.
- What is it ? Demandé-je.
- Tambok ! Répond-il.

Robin saisit la guimbarde entre ses doigts, la porte à sa bouche pour la tester.
- Sa fabrication est inachevée, diagnostique-t-il. Elle est trop petite. C'est l’instrument d’étude du fils de maison.
Sans s’étendre davantage, Robin ressort de la case.

Une des deux femmes que Valérie avait aperçues nues dans la forêt, entre, habillée de sa vieille robe bleue. Elle dépose un bilum garni de feuilles et de bulbes aux pieds de son mari, puis s’installe près de lui dans la cendre du foyer.
Robin reparaît avec une grosse tige de bambou qu’il a fendue dans le sens de la longueur. Il me demande un couteau pour terminer son ouvrage. Je le lui prête. De son côté, notre second guide, absent depuis notre arrivée au village, revient en compagnie d’un tiers. Les deux hommes saluent notre hôte sans nous jeter le moindre regard.

Robin, en incisant deux fois le dos du demi-cylindre, en a dégagé une fine lamelle. Il porte plusieurs fois l’instrument à ses lèvres pour l’accorder. Il tire sur la languette pour en obtenir une meilleure flexibilité, en retaille les imperfections, relie ensemble les deux autres pointes avec une ficelle de fibre, et s’occupe enfin de pratiquer un trou au milieu de la seconde extrémité arrondie. Il y introduit une cordelette de liane, l’arrête avec un nœud à la naissance de la lamelle. Le tambok ne s’utilise pas comme les guimbardes du reste du monde. Le lien de plus grosses fibres vient buter l’élément résonnant. Il n’est donc pas tiré comme dans les western.

Robin entame une mélodie rythmée. Le son bourdonne entre ses cordes vocales, rebondit sur sa glotte, se module dans son nez. Agé d’une dizaine d’années, le fils de maison, veut l’essayer lui aussi. Son père le lui défend en riant. Lui-même voudrait jouer. Nous l’encourageons. Il saisit l’instrument. Mais, soudain, le trac le paralyse. Sa prestation est inaudible. Ou alors, je ne suis pas suffisamment initié pour l’apprécier. J’écoute.

Le garçonnet s’absente de la case, mais revient aussitôt en criant :
- Birds !

Quelle sorte d’oiseaux ?

- Les sales bêtes ! S’écrie le maître de maison en se levant. Chaque soir, elles viennent me becqueter la récolte.

Intrigués, nous sortons. Au bruit, le groupe de paradisiers s’envole et se perche sur un haut pandanus à la lisière des bois. Les bestioles sont trop loin pour être dégommées au lance-pierre. Toujours nu-pieds, j’essaie de m’en approcher pour les zoomer. Un pas les disperse, bariolant la verdure d’éclats multicolores.

Le père me sourit. Il monte au tronc droit d’un arbre autour duquel s’enroulent les branches d’un arbuste volubile, décroche un fruit de la passion et me le donne sans redescendre.

Première accalmie depuis notre arrivée en Papouasie, je savoure des instants éternels. Mon imagination vagabonde. Je m’installe au bord d’un chemin pour contempler la nature vierge. J’aimerais, moi aussi, vivre à poil, de cueillette et de chasse, loin de la cohue du siècle. Mais, la participation aux guerres tribales que toute survie dans les Hautes Terres implique, m’en dissuade. Et puis, il me faut ramener Valérie à son Occident.
Pourtant, cet Ailleurs que je cherchais depuis toujours, il est ici!
- Valérie, dis-je. Ça te plairait d’habiter avec eux ?
En presque quatre ans de vie commune, elle a pris l’habitude de me représenter toujours comme un être illusoire mû par des chimères. Je suis, pour l’employée des Postes, un extra-terrestre ou un malade. Sa réponse est catégorique.
- Non !
Le voyage n’a de sens pour elle que s’il demeure circulaire . Elle mourrait de consomption sans ses parents, sa terre natale, son travail. Elle n’est que racines, je suis vent et poursuite de vent.
Elle rentre dans la case.

Au loin, silencieux comme une illusion, un hélicoptère traverse le ciel orangé en direction des puits de forage Chevron. Le passage d’un élément high-tech à l’âge de pierre a quelque chose de logique. Des Occidentaux avides cherchent sans relâche dans les entrailles du monde, l’énergie dont ils ont besoin pour envoyer des robots sur Mars. Ils ont tué Socrate, Jésus, Boèce, cent cinquante millions d’Indiens en Amérique du Sud, abandonné les Rwandais à leur sort, sacrifié les musulmans de Bosnie, de Tchétchènie (etc. etc. etc.) pour préserver leur bien-être et accroître leur pouvoir. Accumulant les richesses, ils ouvrent des écoles de commerce et enseignent à leurs enfants, les sciences du mensonge et de la perfidie. Je suis donc un être superficiel avec ma poésie. Les deux mondes coexistent sans jamais se joindre.

A la lueur du foyer, le petit garçon entreprend de me donner une leçon de tambok comme il a pu en recevoir de son propre père. Ses genoux repliés touchent les miens. Sa tête cherche mon crâne. Il veut me montrer l’emplacement entre les lèvres où l’instrument doit reposer. Il décompose les mouvements de la main gauche tout en frappant du cordon la lamelle avec le pouce. L’opération est délicate. Je suis maladroit. Quand je frappe, la lamelle ne résonne pas. Quand j'ouvre la bouche, le son se meurt. L’enfant l’essaie. Les vibrations remplissent sa gorge. Les notes vrombissent, s’offrent en un chant mélodieux.

Le chef de maison somnole au coin du feu. Valérie, il me semble, goûte ses premiers instants de repos. Le stress la quitte. Elle s'endort.

La femme de bleu vêtue est partie se coucher avec les cochons et les filles. C'est une soirée normale. Les hommes peu à peu s’assoupissent. Je sors, armé d’un bâton. J’avance en frappant de-ci de-là le sol en direction de la haus pek-pek (les chiottes). Les serpents sortent surtout la nuit. A l’abri des regards, je veux m’assurer que le contenu de ma pochette de mollet tient bon. La pochette de taille est un leurre. Avant de partir, nous avons pris la décision de répartir en deux cachettes distinctes l’argent transporté, l’une à la taille pour contenter l’éventuel agresseur, l’autre, extra-plate, collant à la jambe pour passer inaperçue. Il s’agit de garder suffisamment d’argent pour nous payer le retour. Un avion bimoteur atterrit tous les quinze jours à Moro au sud du lac.


Tup, mardi 7 octobre, 7 heures

Pour nous rendre plus sympathiques aux yeux de ces rudes montagnards, nous avons dormi sans duvet. Le froid nous a mordu, et des puces nous ont dévoré. Il est indispensable de compenser la fatigue et la faim accumulées depuis Mendi par un petit déjeuner solide. Au menu ce matin : des nouilles et du café. L’étape du jour consiste à franchir un col à plus de trois mille mètres d’altitude, puis à redescendre aux abords du lac Kutubu, deux mille mètres plus bas. Huit à dix heures de marche nous attendent.

Valérie dépose sur le foyer une marmite en aluminium. Tup ignore l’usage des récipients. Les aliments sont braisés ou rôtis. D’après Mauss, l’absence même de poterie, ne suffit pas à ranger la culture Hooli dans la catégorie des civilisations paléolithiques : la terre à cuire manque dans la région. Je distribue à chacun un bol en plastique et une cuillère à soupe. Valérie verse plusieurs poignées de spaghettis dans l’eau frémissante. Les commensaux se moquent de la bizarrerie de notre attirail. L’oncle de Sam et son compagnon étouffent un éclat de rire. Les pâtes blanchissent, se gonflent d’eau. Robin est bien le seul à s’en émerveiller.

Suivant le bon usage en vigueur dans ma société, je sers d’abord la femme, les enfants, les hommes et enfin nous-mêmes. Un peu gêné, je m’aperçois, non seulement, que la politesse Hooli exige un ordre différent dans le service, mais encore, que ses représentants ne savent pas manger à la cuillère. Lorsqu’une bouchée parvient entre leurs dents, je les vois éprouver de la répulsion à mâcher ces choses gluantes. La situation est bouleversante et m’empêche de manger.
D’un trait, j’avale un second café. Nous saluons nos hôtes pour leur gentillesse, remballant notre impossible matériel, et partons dans la montagne en direction de Yalanda.

Chargé du plus lourd fardeau, le barbu au bonnet de fibre synthétique trace en tête son chemin à la machette. Le temps nous manque pour lever les yeux. Très vite, nous basculons en une progression quadrupède, entre l'escalade et la course de fond : s’accrocher à une branche, retomber sur un appui solide, se hisser, en s’aidant de lianes, par-dessus des racines géantes.

En plein effort, l’oncle de Sam se range sur la gauche, nous fait signe de passer devant. Il s’éloigne dans les fourrés, scrute des branches cassées qu’il redresse avec son arme. Ça trouble Valérie.
- Il nous cache quelque chose, soupçonne-t-elle. Tu vois ? Il inspecte le sol pour retrouver des traces...
Je le suis, comme elle, du regard.
- Quelqu’un nous précède ! S’angoisse-t-elle.

Sans mot dire, le barbu reprend la tête de la course, notre gros sac pendu dans son dos. Il grimpe avec trop d’aisance. Je manque des ressources physiques nécessaires pour le suivre. Valérie résiste mieux aujourd’hui. Robin, derrière elle, ferme la marche. Il s’est arrangé un diadème de feuilles oblongues et dentelées sur les bords, maintenu aux cheveux par des épingles de bois. Le fétiche marsupial, qu’il penche et redresse toutes les cinq minutes au sommet de son crâne, lui sert-il à communiquer avec un tiers ?
Il s’attarde à recoller le morceau de Sparadrap tenant encore par miracle sur son genou.
- Follow him, s’excuse-t-il soudain. I’ll be back soon.
Il disparaît dans la broussaille.

Valérie préfère l’attendre. Mais l’homme du clan de Sam continue sa marche inexorable. Le gros de notre matériel de couchage, de toilette et de cuisine est en sa possession.
- Mieux vaut ne pas le perdre, dis-je.
Je sais Valérie très attachée à ses biens. Cette assertion la remet sur pieds. Une paroi abrupte se dresse entre les arbres. L’homme au bonnet de fibre synthétique, perché environ à une quinzaine de mètres au-dessus de nous, pour la première fois, tâche de nous montrer le chemin à suivre pour le rejoindre : franchir la passerelle, à mi-chemin, se hisser à la force des bras et grimper aux lianes... Valérie, vaillante, s’engage sur le tronc. Ses chaussures glissent. Elle tombe, s’agrippe. Agacé par tant d’hésitation, le Papou jure, puis s’évanouit sous la ramée. Seuls, nous attendons Robin sur le tronc-passerelle.

Il ne sert à rien de paniquer. L’endroit se prête à l’embuscade. Le petit sac que je porte sur le dos contient la trousse à pharmacie, l’appareil photo et le Tupperware protégeant le carnet, les pellicules et le tambok. L’absence de Robin se prolonge. C’est inquiétant. Ignorant tout de la vie en forêt, nous ne saurions retrouver le sentier que nous empruntions, il y a quelques minutes, dissimulé sous la végétation envahissante.
Des cris se rapprochent du sommet de la paroi. Le barbu reparaît en surplomb, empoigné, menacé par un homme armé. L’individu se tient prêt à lui sectionner le bras d’un coup de machette. Deux autres types, armés de hache, chutent de l'arbre au-dessus de nous, et tombent simultanément devant et derrière nous sur le tronc-passerelle. D'en bas, un quatrième gars nous tient en joue avec un fusil « home made » identique à celui que m’a montré Robin dimanche matin. Sauter du tronc et s’enfuir à travers la forêt serait suicidaire. Les quatre assaillants, le visage et l’abdomen peints en noir, semblent déterminés.

Nous entendons un dernier hurlement déchirer la forêt glauque. Des branches craquent. Robin surgit en trombe.
- Que faites-vous ? Je te connais, toi ! Et toi aussi, je te reconnais...
Les ramènera-t-il à la raison ? Les brigands affirment qu’ils n’ont aucun ordre à recevoir de lui...
- Nous ne sommes pas à Ungubi ! Ironisent-ils.
Robin, avec adresse, esquive un coup, bondit par-dessus la passerelle et se jette sur l’individu tenant le parent de Sam en otage.
La détonation du shot gun immobilise notre intrépide ami.
- OK ! Leur dis-je. You may take everything you want.
Valérie et moi, nous glissons sans geste brusque de la passerelle au sol. En relevant les mains, je tourne les paumes vers l’extérieur en signe d’apaisement.
- OK! Dis-je. It's OK!
D’un revers, la lame aiguisée peut vous ôter un bras, une jambe, vous ouvrir le flanc... Pourrir dans cette jungle, atteint d’un coup mortel, n’a rien d’excitant...

Je leur tend ma pochette de taille.
Valérie hésite encore. Inconsciente du danger, elle amorce un début de fuite en direction du gouffre… Robin, ouvrant de grands yeux :
« Don’t move ! » Lui conseille-t-il. Elle s’immobilise.
Les braqueurs s'approchent de nous.

N’en faisant qu’à sa tête, la jeune femme jette mon sac dans le vide. Du coup, en se débattant énergiquement, le barbu s'échappe. Insaisissable, il bondit d’arbres en branches.
Pour calmer le jeu - personne ne sait que nous avons dissimulé les trois quarts de l’argent dans un étui maintenu au mollet par des élastiques -, je pose ma pochette de taille sur le sol. Je souris largement à celui qui s'en empare. Ses yeux rayonnants me rappellent ceux du jeune gars en chemise à carreaux marron et noir, qui m'a demandé hier matin quand je comptais partir. La situation s’améliore. Un sourire réciproque illumine nos regards. Les quatre jeunes, entre quinze et vingt ans, semblent peu aguerris. Cela semble leur premier fait d’armes.
Avec la célérité et la malignité d’une fouine, le barbu au bonnet de fibre synthétique, aux aguets dans les branches, bondit sur la passerelle, et arrache la « banane » des mains de Valérie. Les deux adolescents occupés à récupérer le « day pack » dans la futaie, tentent d'intercepter le fuyard, en vain.
Deux gangsters en herbes me réclament ce que l’oncle de Sam vient de dérober. Je leur donne la clé du cadenas qui boucle le sac militaire. De son côté, Valérie est abordée. Un des malfaiteurs soulève sa chemise, tire sur l’élastique de son pantalon de treillis. Un second s'approche d'elle. Immédiate, sa réaction correspond à celle d’une ménagère découvrant une souris le matin dans sa baignoire. Elle sautille en poussant des hurlements stridents et en portant des doigts crispés à ses lèvres bleues. L’inattendu de ce comportement désoriente le Hooli.
Son acolyte, lui-même paralysé de stupeur, fixe, avec effroi, le dos des deux mains blanches, boursouflées de cloques rouges : Valérie a reçu un étrange coup de soleil dans les jardins quand je fumais le calumet avec ceux d’Ungubi, il y a deux jours.
Théâtralement, elle se jette contre moi, puis elle se plaque à terre contre la passerelle, la pochette de son mollet en appui sur le tronc.
Le charmant jeune homme, intrigué, revient sur ses pas, me baisse le pantalon. J’écarte les genoux pour stopper la chute. Ils s’en vont.

Plus de craintes de serpents venimeux ou de fourmis mortelles, l’enfer s’est évanoui. Les nerfs lâchent.
- Nom de Dieu ! Nous avons la vie sauve !
Tels Adam et Eve chassés du jardin d’Eden, ou Prométhée après avoir dérobé le feu sacré, dans l’intervalle entre l’acte et le châtiment, nous dévalons à toute allure vers le hameau.

Robin renâcle derrière nous.
- Pourquoi courir ? S’écrie-t-il enfin.
Une clameur sourd de la montagne. Les habitants de Tup, de leur jardin, de leur lieu de chasse, ont entendu le coup de feu.
Robin leur répond par un enchaînement de phrases chantées en voix de fausset et ponctuée de « Aah ! » graves, « ih ! » suraigus, tour à tour, « ahiha ! Ahiha ! » A la fin de chacune de ces cellules rythmiques, le chanteur-crieur marque une pause. Nous percevons des phrases identiques aux siennes répétées de loin en loin, comme une musique rituelle, scandée, monocorde. Le nombre des hommes porte-voix me surprend. Je croyais la forêt vierge.

Mon très jeune professeur de musique nous débusque, armé d’un petit arc et de petites flèches, et nous indique le sentier à suivre. Il ferme la marche à reculons, surveillant les fourrés de ses gros yeux exorbités. Son père surgit aussitôt, armé d’une hache de facture traditionnelle. Il caresse les cheveux courts de l’enfant et interroge Robin.
- J’ai vu les coupables, avoue-t-il. Je connais leur nom, leur village. Ils ont déchargé leur fusil sur moi ! Ah ! Je leur ferai sacrifier cent cochons, deux cents cochons pour un tel préjudice !
Le chef pasteur nous regarde. Sa langue claque contre son palais en signe de dénégation : « Ttt ! » Il inspire une bouffée d’air. Sa tête balance de droite et de gauche. Au cours du braquage, le territoire de Tup a été violé par des étrangers. La rupture de cet interdit est inadmissible.
Dès la lisière du bois atteinte, il s’élance vers son jardin et abat plusieurs fois sa hache dans le sol et dans les clôtures, pour ameuter les villageois.

Beaucoup ont aimé nous observer. Ils ne voulaient pas qu’il nous soit fait du mal. Un groupe de femmes, les yeux perlés de grosses larmes, nous aborde dans l’allée centrale. Je n’avais jamais vu ça que sur les fresques de l’Egypte ancienne. Des pleureuses s’empressent de nous toucher le bras, de nous faire comprendre d'un clin de sourcil combien nos dommages les contristent. Elles sanglotent. Leurs joues sont humides.
Certaines en profitent pour vérifier si Valérie est bien une femme, lui palpant la poitrine et l'entrejambe. Escortés, nous nous dirigeons vers une place. Des hommes crient vengeance autour de nous, entaillent violemment la terre à coups de hache.

- Ahiha ! Ahiha !
Ces vociférations résonnent. Leur écho se répercute de collines en collines. De tous les côtés, des hurlements s’élèvent. Chargée d’émotion, la clameur s’amplifie au point de nous arracher des larmes. Comment pouvons-nous inspirer tant de compassion ? Robin et le chef pasteur entonnent une sorte de litanie. Les femmes s’écartent de moi, entraînent Valérie à la périphérie du terre-plein.

- Ahiha ! Ahiha !
Emporté dans ses calculs au centre de la place, Robin exige désormais une compensation de « two thousand pigs » pour avoir essuyé un coup de tromblon, réclamant ainsi un sacrifice plus sanglant encore que celui auquel les élections ont dû donner lieu hier. L’offense est grave. Un cercle d’hommes s’est constitué autour de nous. Valérie conduite par les pleureuses s'assoit près des cases sur un tronc.
L’un après l’autre, les guerriers s’élancent dans ma direction, sagaies, haches ou flèches en main.
Chacun, au moment de me frapper, mime le coup, mais se ravise, et dépose son arme à mes pieds avant de réintégrer la ronde. Qu'est-on en train de me demander ? Cela semble un peu fantastique. Je regarde cette jungle hirsute : dois-je prendre les armes et courir me venger ?

Le barbu au bonnet de fibre synthétique prend place sur le tronc à côté de Valérie, et retire la pochette de taille dissimulée sous son pagne végétal. Il est aberrant que nous l’ayons oublié.

- Nous devons d’abord établir une liste de ce qui manque, proclame le survenant. Il faut compter les billets.
Valérie tente de lui ôter la pochette des mains. Mais le barbu resserre son étreinte.
- Lusim (oublie ça ! ) S’écrie-t-il. C’est moi qui compterai !

L’oncle Sam voit l’argent par transparence sous le plastique, souhaite le retirer. Il ignore l’usage du zip Handibag. Il a l’air d’un idiot. Cette fois, Valérie en profite pour lui arracher la pochette des mains et montrer aux villageois comment s’ouvre un emballage dernier cri.
- Voilà ! Dit-elle sans rien compter. Le compte est bon !
Elle exhibe la liasse et la range dans sa poche.

- Ahiha ! Ahiha ! Répondent les habitants.
Les hommes vêtus de feuilles se moquent du barbu au bonnet de fibre synthétique pour sa stupidité. Si la vantardise est un modèle culturel de comportement chez les Hooli, je dois l’adopter. En répondant d’autorité à l’autorité, j’aurai, je crois, la possibilité de rompre avec un éventuel processus de guerre tribale engagée entre Tup l’offensée et Ungubi l’offenseur. Je profite de la confusion pour exiger moi aussi des compensations.
- Ouais ! Je profère. On ira nous même, et sans armes, réclamer notre bien, et à qui de droit !
Ayant dit, j’engage Valérie à décamper le plus vite possible vers la forêt en direction du pont suspendu. Notre simple présence a troublé des centaines de personnes.

Robin, fanfaronnant sur les énormes bestiaux qu'il s'imagine déjà voir sacrifiés avant la fin de la journée, nous précède à la lisière du bois.
- Je connais les coupables, dit-il en nous escortant; leur hameau, c’est Komita.

Nous franchissons la palissade-frontière, sortons de la forêt au bord du ravin. Robin baisse le ton à l’approche des parcelles cultivées. Son beau diadème de feuilles a disparu dans l’attaque. Il nous confie son appréhension d’être, à nouveau, assailli par les voleurs. Il se camoufle dans une haie, s’assure, en scrutant à travers les branches, de l’identité des travailleurs dans les champs.
Nous traversons le pont suspendu en silence. La peur au ventre et la gorge serrée, nous grimpons les premiers mètres de l’autre côté.
- Les bandits, s’inquiète-t-il, ont peut-être eu le temps de franchir la rivière avant nous.
- Tu veux dire qu’ils vont nous tendre un second piège ?
- Rien n’est impossible. Imagine qu’ils se seraient perchés dans un arbre à la lisière des bois, ils ont certainement aperçu la pochette que ta femme a brandie au milieu du village. Ils vont croire qu’elle s’est moquée d’eux...

Le terrain se prête à l’embuscade. Le sentier est abrupt. La forêt luxuriante multiplie les caches. La pente est interminable et glissante. Valérie souffre de déshydratation. Ses jambes flageolent. Elle dérape. Robin la rattrape par deux fois d’un tronc-passerelle.
A bout de souffle, elle trébuche, s’écroule sur le sol.
- Continue sans moi, expire-t-elle.
- Arrête, tu déconnes...
Je la remets debout.
- Je vais, reprend-elle, paralysée de terreur, leur donner ma pochette de mollet...
Je serre les dents. Personne n’en connaît l’existence.
- Allons, dis-je, Ungubi est proche.

Robin nous fait signe de nous faire plus discrets. Il se jette à terre. Nous plongeons après lui sous une vieille souche déracinée.
Des hommes conversent à une dizaine de mètres en surplomb. Ces habitants de Komita se taisent, nous localisent. Robin sort de sa cachette.
- La chasse est bonne ? Leur demande-t-il.
Ils ne répondent pas.
Nous passons, blêmes comme des fantômes, croisons trois femmes aux abords d’un verger de pandanus. De plus en plus angoissé à l'idée de ce qui pourrait advenir si les braqueurs nous retrouvaient en possession d’argent, Robin nous propose de lui remettre la « banane ».
Valérie me consulte du regard. Je ferme les yeux. Que manigance-t-il ? Pensé-je. Elle le lui donne.

Dans une clairière, nous tombons face à des palissades de pieux taillés en pointe. Robin m’a pris au sérieux. Nous sommes à Komita.
- C’est la maison des voleurs ! Dit-il en désignant un enclos de l’index.
Dans la journée, les villages sont heureusement déserts. Je lui suggère d’en rester là.
- Partons !

Mais le brave Papou saute par-dessus la barrière, fait irruption au milieu du terre-plein. Il hurle aux vieilles femmes restées sans défense, ce qu’il en coûtera des forfaits commis par leurs fils : deux mille cochons sacrifiés, cases détruites par les flammes, palissades abattues...
Sans broncher, les bras croisés :
- Que peux-tu faire à de vieilles invalides ? Se moquent-elles. Nous enlever ?
Elles éclatent de rire.
Peu convaincus nous-mêmes par ses élucubrations, nous le prions de se remettre en chemin.
- Puisqu’ils ne sont pas là, dis-je; dirigeons-nous vers Ungubi. Nous y porterons l’affaire devant le nouveau conseil (the new council).
Cet argument le contente. Valérie recule. Je lui emboîte le pas. Nous nous enfonçons dans un dédale de sentiers creusés dans la terre et bordés de bambou. Robin nous rattrape à grands pas à une cinquantaine de mètres d’un enclos isolé. Il se glisse entre les bambous. Sa disparition nous glace.
- On va crever dans cette fosse ! S’écrie Valérie pour qui les chemins creux rappellent le Moyen-âge et les brigandages à cheval dans les landes de Lanvaux.

Mon objectif prioritaire est de la ramener saine et sauve à ses parents, à sa terre natale et au guichet où je l’ai rencontrée. Trois mois d’aventures comme celles-ci auront tôt fait de la conduire à l’asile ou à la morgue. Il faut sortir du piège : dans les reportages d’aventuriers tel que Francesci, ils sont une équipe de vingt-six porteurs indigènes, deux cameramen, un preneur de son, deux assistants logistique, etc. Armés jusqu’aux dents, ils disposent d’un arsenal de deux millions de francs en hélicoptères, balise Argos, etc. Mon statut d’employé subalterne, précaire et flexible ne me confère pas tant de facilité.

Robin se fait attendre. Nous ignorons quel chemin emprunter pour rallier la vallée basse. Il surgit à nouveau. Je lui demande de me restituer la pochette. Surpris, il me rend l’objet.
- Valérie, dis-je, suis-moi.
Elle s’exécute. Partout dans le monde, elle a fait preuve de courage. Je lui rappelle le passage du Thorung vers le Mustang, la Roraima en Amazonie, les bidonvilles de Dakar, les narco-trafiquants de la Sierra Nevada de Santa Marta...
- Souviens-toi du paramo de Popayan, reprend-elle, cette zone démilitarisée en plein cœur de la Colombie, ou encore de la frontière d’Ethiopie...
Oui, nous forçons la cadence au point de distancer Robin dans la vallée basse.
Le promontoire central d’Ungubi est en vue. Je me retourne. Des gens accostent notre guide et le retiennent en arrière.
- Il va saluer sa femme et ses enfants, suppose Valérie.
Nous pénétrons seuls sur la place publique déserte. Nous nous asseyons en son centre dans une sorte de petite cuvette. Un adolescent vient à ma rencontre :
- Quand les gens s’assoient ici, comme vous le faîtes, c’est qu’il y a un mort.

La nouvelle de l’embuscade, relayée de collines en collines par des hommes porte-voix, est déjà parvenue à Ungubi. Plusieurs groupes d’hommes se sont réunis en petits comités à la périphérie du terre-plein au bord du ravin. Une discussion s’est engagée. Des adolescents vont et viennent d’un groupe à l’autre.
Les femmes sortent de leur enclos. Elles se rassemblent autour de nous, nous offrent du pain de taro, nous pressent le bras ou l’épaule avec chaleur. Leur nombre grandissant bientôt nous cache ce qui se trame chez les hommes. Un garçon d’une dizaine d’années se présente avec la pochette de taille volée, vide de son contenu en argent, sauf un billet de vingt dollars glissé entre les photocopies des passeports.

Big Brother survient, saisit le papier vert.
- Qu’est-ce que c’est ? S’étonne-t-il.
- Un reçu d’assurance, je réponds au culot en lui arrachant la coupure des mains.
- Peu m’importe le matériel, dis-je; je le considère comme appartenant de droit aux voleurs. Mais je voudrais récupérer le calepin, les pellicules et le tambok. C’est le montant des compensations que nous réclamerons, ma femme et moi, devant le conseil.
- Ne croyez pas cela, m’interrompt big man. Ces délinquants ont commis un crime. Ils seront poursuivis et châtiés. Nous lèverons une battue pour les capturer...
Plus je me débats et plus je m’enfonce dans les sables mouvant d’une incompréhension réciproque.
L’appareil photo revient, circulant de main en main. Son maniement leur a échappé. Il est allumé, déréglé. Le boîtier a reçu un coup mais l’électronique fonctionne. La pellicule est toujours à l’intérieur. Simplement, la dernière photo a été prise... peut-être les braqueurs se sont-ils immortalisés ?
- Ce n’est pas assez, protesté-je. J’ai besoin des pellicules, du carnet et de l’instrument de musique.
- Décrivez-moi ces voleurs, me demande Big Brother.
J’esquisse le portrait du jeune homme reconnu pendant l’attaque... Une apparition dans la foule m’en défend. Valérie me regarde, interdite. Elle aussi vient de le reconnaître. Une large bande de peinture noire souligne encore son œil droit. Le charmant jeune homme se ballade impunément dans la foule. Les habitants seraient-ils de mèche ?

Orchestrée par les plus anciens (ceux qui parlementent à la périphérie du terre-plein), l’équipée de ces grands enfants dans la jungle serait-elle une version soft des chasses aux têtes d’antan ? Gregory Bateson parle de telles cérémonies d’initiation chez les Iatmul du Sépik, où l’enfant ne devient réellement adulte que lorsqu’il a assassiné un homme (invité, captif ou rival, ça n’a pas d’importance, seul l’acte de tuer compte) ? Allons-nous finir en broche ? Valérie doute de cette extrapolation. Le cannibalisme est interdit depuis plus de vingt ans.

Le mieux, je pense, serait de fuir. Le soleil poursuit sa course à travers le ciel. Il sera bientôt trop tard pour nous replier sur Halhal et demander protection au pasteur Tom.
Les villageoises insistent : avec de la patience, nous recouvrerons nos biens. C’est difficile à croire. Je me lève pour décamper. Valérie est prête à me suivre mais trois vieilles dames la retiennent par le bras en redoublant de larmes. Ce double discourt porte à la schizophrénie. C’est comme s’ils nous obligeaient par mille signes de compassion à demeurer leurs captifs.
Abondant dans ce sens, Big Brother consent à faire un geste. Nous récupérons les deux pectoraux de nacre achetés au pasteur Tey. Il en fait ajouter deux autres sur sa réserve personnelle. Ignorant la valeur de ces compensations (les pectoraux de nacre ou kinas ont été importé des îles Fidji par les prospecteurs miniers dans les années trente pour rémunérer la main d’œuvre indigène; aux enchères à Londres, une seule de ces pièces se négocie, au plus bas, cent cinquante Livres Sterling), je persiste à réclamer mes écrits, mes photos et la guimbarde.

- Connaissez-vous le nom des braqueurs ? M’interrompt le boss.
- Non, je réplique. Comment pourrions-nous les connaître ? Robin a disparu depuis que nous sommes sur cette place. Lui seul les connaît.

Le cercle des pleureuses se disloque. Des hommes sortent d’une longue case des esprits. Vieillards et hommes mûrs, à perruque chatoyante et au visage marqué de peinture, s’ordonnent en arc de cercle et en deux rangées de six auditeurs.
Impressionné, Big Brother, constatant l’apparition, se porte au devant du Conseil. Nous le suivons. L’ « apprenti civilisé » pâlit à l’intérieur de l’enclos, bégaie une excuse,... Les juges craignent la palabre. Ils enjoignent Big Brother de leur montrer ce qui d’ores et déjà nous a été rendu. Nous déballons la pochette vide, les kinas, l’appareil photo.
L’« homme moderne » tente en avocat d’exposer les faits. Sa plaidoirie agace les sages qui le stoppent. Ses arguments sont irrecevables. L’attaque s’est produite sur le territoire de Tup. Les suspects sont originaires de Komita. Le tribunal nous renvoie devant qui de droit. L’audience est levée. Le Conseil se retire dans la case des esprits.

C’est le moment où l’on mesure la vanité des projets que l’on a. Que m’importe des notes, quelques clichés médiocres ? Le jour baisse. Il est trop tard pour se réfugier chez le pasteur Tom. Nous sommes très, très loin du premier téléphone... La police, l’armée ne s’aventurent jamais aussi loin, et nul ne sait où nous sommes...

En sortant de l’enclos, Big Brother convoque ses lieutenants, ordonne de poursuivre les coupables, planifie les relèves pour garder son enceinte.
Sur son terre-plein, entouré de planches découpées à la scie, nous nous sentons de plus en plus mal à l’aise. Le monde papou possède une maison des hommes par phratrie. La maison des hommes est le signe, non seulement de l’existence d’une société, mais encore de son indépendance, parfois même un défi vis-à-vis des autres. Ici, en somme, nous appartenons au groupe moderne. Sam nous offre les deux paquets de cracker’s au beef. Nous grignotons les biscuits en sa compagnie sous la « new house ».

Un parent des braqueurs paraît devant la palissade. Presque bredouille, il ramène le sac vide de l’appareil photo et un pot de confiture léché jusqu’à la dernière trace.
- Ils se moquent de nous ! Déclare Big Brother. Now, we have to fight! Hurle-t-il.
Le type s’enfuit à toutes jambes.

Des cris de ralliement retentissent des deux côtés du promontoire. Les deux frères sortent à la rescousse. La femme du pasteur survient.
- Suivez-moi ! Dit-elle. Ils n’oseront pas s’attaquer au chalet.
Nous courons derrière elle sur le sentier creux en baissant la tête. Une flèche perdue pourrait nous atteindre.
Aux abords de son terre-plein, les appels se transforment en ululements, en sifflements. Des broussailles remuent. Nous percevons le bruit d’une lutte au corps à corps à quelques dizaines de mètres en contre-bas. Nous rampons, épousons la forme de la palissade et nous précipitons à l’abri du chalet.


A la nuit noire, Robin frappe à la porte. J’ouvre. Il m’entraîne à l’extérieur pour parler à l’écart des femmes.
- Ça se dégrade, commence-t-il.

Ses cochons lui échappent. Il produit de temps à autre un son strident identique à ceux qu’il ioulait après l’attaque. Enumérant ses griefs, il lève les bras et les entrecroise au-dessus de la tête. Il fléchit ses genoux. Adoptant une posture rituelle, il hurle et hurle encore le montant des compensations : Deux mille cochons, cases et palissades rayés du monde. C’est la guerre !
Au loin, des voix retentissent, bientôt suivies de multiples réponses. Je demeure, avec ma clope collée à la lèvre inférieure, stupide, bouche-bée, les bras ballants. Les groupes les plus proches conversent dans une langue faite de bruissements d’insectes et de chants d’oiseaux. Ils vont combattre pour se partager nos affaires.

Les hurlements furieux de quelques échauffourées montent jusqu’à nous de la vallée haute. Une huitaine d’hommes s’estourbit sur la place du marché. Robin brandit son arc et plonge dans les fourrés. Je rejoins Valérie dans le chalet.
- Tout va bien, lui dis-je.

Des gens rôdent alentour. Des feuillages vacillent de-ci de-là sous la lune. La silhouette du pandanus, dans l’embrasure de la fenêtre, dessine une sorte de bras géant, doté d’une main de racines et d’une perruque de feuilles.


Ungubi, mercredi 8 octobre, 6 heures

La nuit s’éclaircit. Les bruits se dissipent. Valérie a des cheveux blancs.

Nous entendons le craquement d’un pas sur le perron, immédiatement suivi par le fracas d’un fardeau qu’on dépose. Nous retenons notre souffle. Est-ce un corps ? Notre sac ? Le cadavre du pasteur, de Robin ? Le silence revient. Un rat gris perle, aux yeux rouges et globuleux, ronge la cloison.
Je me lève, traverse le salon, me glisse sur le perron.
- Wait ! Bâille devant moi le pasteur en ouvrant la porte.
Quand est-il revenu, celui-là ?
Il se frotte les yeux des deux poings, me recommande la prudence.
- Des cris se perçoivent encore, m’explique-t-il par gestes. Un ennemi pourrait surgir et te planter une sagaie en plein cœur.
J’ai besoin de fumer. J’allume une cigarette et me dirige, tremblant de peur, vers le rebord du terre-plein. Le soleil rose darde ses premières pointes à travers un voile de brume. Les nuages bas remontent vers les crêtes, laissant à nu une forêt ruisselante.

Le toit de chaume de la vieille case qui me semblait abandonnée le jour de notre arrivée, fume.
De l’édifice, une porte s’ouvre sur l’homme qui remontait un tronc sur son épaule le matin des élections. Indifférents aux règlements de compte de la nuit dernière, lui et les siens me dévisagent au réveil.
Ah ! Si seulement j’avais su leur langue, c’est auprès d’eux que j’aurais vécu heureux le restant de mes jours. En vérité, mon intrusion chez les Hooli est un véritable fiasco. Triste de ne pouvoir communiquer, je rentre dans le chalet. Du perron, Tey me toise :
- Drink coffee ?

La proposition du pasteur me paraît étrange. Lui qui en déteste le goût, comment a-t-il pu s’en procurer ? Aucun magasin ne vend de café en poudre à moins de deux jours de voyage. C’est le mien ! L’étiquette sur le pot est imprimée en français. Cette fois, l’absurdité prenant des proportions irrationnelles, je ramasse les quatre colliers de nacre et l’appareil photographique. Sans me justifier ni me précipiter, j’ordonne à Valérie de me suivre. Nous sortons de l’enclos d’un pas ferme et décidé. Je n’ai plus la tête à réfléchir. La propriété est la relation qui existe entre un objet et la communauté sociale où il se trouve. Les types de propriété varient d’une culture à l’autre. Il se pourrait que chez les Hooli, détenir signifie donner. Malinowski, à propos des Trobriandais, explique qu’un homme possédant un bien est tenu de le partager : « La ladrerie est le vice le plus méprisé et la seule chose à propos de laquelle les indigènes aient des idées morales bien arrêtées ». Je suis un ladre. Incapable, sur le moment, d’en prendre conscience, je n’ai que cette idée en tête : fuir la conspiration...

Derrière moi, des cris retentissent. Sam et Robin me hèlent. Je me retourne, vacillant. Sam dégringole d’un arbre de guet, s’écorche la jambe. Robin court vers nous en criant « ahiha ! Ahiha ! »
- Restez ! Nous sommes sur le point de capturer les malfaiteurs...
- C’est trop tard. Nous partons.
La décision est irrévocable.

Quelques centaines de mètres plus loin, un vieillard surgit au bord du chemin. Un billet de deux kinas dans chaque main, il lève les bras en signe d’offrande sacrée. Ses femmes, les yeux perlés de larmes, se pressent contre nous, sanglotent. En un haussement de sourcils, leur commisération paraît si juste...

- Ahiha !